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J’ai une question que voici, dans un chiour sur internet j’ai pu entendre un enseignement du midrache qui dit que rabbi éliézer a fait un dracha et a dit des h’idouchimes qu’aucune oreille avait jamais entendue. Mais d’une autre part j’ai étudié la guémarah de maséh’et souccah qui dit que rabbi éliézer a jamais dit un enseignement qu’il n’a pas entendu de son rav. Donc c’est contradictoire parce que si son rav la déjà dit il y a aussi une oreille qui l’a entendue. Comment répondre ? il faut dire que ce n’est pas le même rabbi éliézer et qu’il y en avait 2 ?
C’est bien le même R. Eliezer Hagadol, alias R. Eliezer ben Horkenous (Hyrcanus).
Il est vrai que certains A’haronim écrivent qu’il ne s’agit pas du même (sans vouloir répondre à cette question), nous trouvons avec étonnement le
Shvout Yaakov qui écrit
(Iyoun Yaakov Yevamot 90b) que la Gmara
Souka (28a) (qui dit que R.E. ne disait pas ce qu’il n’avait pas entendu de son maître) parle de R. Eliezer ben Yaakov !
C’est fort étrange.
Il souligne lui-même que puisque la Souguia ne mentionne pas le nom du père, il devrait plutôt s’agir de R.E. stam, et c’est R.E. ben Shamoua !
Là c’est encore plus étrange.
D’autant que dans nos Gmarot il est écrit R. Eliezer et non R. Elazar (qui était le prénom de R.E. ben Shamoua).
Quoi qu’il en soit, selon le
Iyoun Yaakov, que ce soit R.E. ben Yaakov ou R.E. ben Shamoua, la contradiction disparait.
Mais l’avis quasi unanime est que le R. Eliezer mentionné dans
Souka (28a) qui était élève de RYBZ, est bien R.E. Hagadol.
Nous avons donc une contradiction : ne répétait-il que les paroles de ses maîtres ou s’aventurait-il aussi à émettre des opinions personnelles ?
Il y a plusieurs possibilités de réponse, en voici quelques-unes :
1) seul son rav avait déjà entendu ces ‘hidoushim mais il est déjà décédé donc aucune oreille sur terre n’a jamais entendu de pareils ‘hidoushim (réponse non convaincante car ça a été dit sur R. Eliezer dans sa jeunesse et son Rav -RYBZ- était encore vivant et présent lors de ce discours pour lequel il l’a félicité. Cf.
Pirkei DeRabbi Eliezer §1-2 et
Avot DeRabbi Nathan §6,3).
2) C’est seulement en matière de Halakha qu’il n’innovait pas et transmettait scrupuleusement ce qu’il avait reçu de ses maîtres sans en dévier, mais en matière de Agada ou même de Drash, sans dévier de la halakha reçue, il se permettait des innovations (voir ce ‘hilouk dans
Tosfot YomTov Nazir V,5).
C’est ce qu’écrit le
‘Havot Yaïr (§94) (c’est un long siman, dans l’édition Shaar Hamishpat du Halikhot Olam -Jér.1998, ce Siman est réparti en séifim, c’est séif 60, p.395). On retrouve une réponse similaire dans le
Divrei ‘Hanina (Guidrei Talmoud Torah §19,6).
Néanmoins, il semble qu’il soit arrivé à R.E. d’émettre des positions halakhiques personnelles comme dans le Tanour Akhnay de
Baba Metsia (59b), ainsi que le remarque le
‘Hida dans
Peta’h Enayim (ad loc).
Et inversement, nous trouvons dans
Yoma (66b) que R. Eliezer refuse de répondre à une question sur un domaine Agadique (פלוני מהו לעוה"ב) car il n’a pas reçu de son maître la réponse. Nous voyons qu’il suivait cette règle en matière de Agada aussi…
3) Il y a encore dans le
Keter Rosh (§66) au nom du
Gaon de Vilna, une idée selon laquelle le problème de dire ce qu’on n’a pas entendu de son Rav ne concernerait qu’un Yessod, mais dire un Pshat dans la Gmara ne pose pas problème.
Concernant notre contradiction à propos de R.E., cela répondrait au problème du Tanour Akhnay, mais pas au problème à partir de
Yoma (66b).
4) Rav Reouven Margulies (Me’hkarim bedarkhei hatalmoud, p.34, note 1) répond à la contradiction en soulignant que dans
Avot DeRabbi Nathan (§6,3) après que R. Eliezer ait prononcé sa drasha comportant des ‘hidoushim qu’aucune oreille n’avait jamais entendus, son Rav RYBZ l’a félicité et embrassé, et R. Eliezer lui a dit que c’est de lui (de RYBZ) qu’il tenait ces enseignements. Cela semble vouloir dire que ces ‘Hidoushim étaient impliqués et déjà inclus et déductibles par ceux de son maître RYBZ, et il n’aurait fait que les développer.
C’est aussi la réponse donnée par
Rav Shlomke Berman lors de son Hesped sur
Rav Shmouel Rozovsky [rapporté dans
Kevo Hashemesh (Bnei Brak 1979, p.34) et voir aussi
Tosséfet Or sur
Avot DeRabbi Nathan (§6, note 19, p.113)].
Une réponse proche de celle-ci se trouve dans le
Toldot tanaïm veamoraïm (I, p.164) et dans
Daliot Ye’hezkel (Jér. 2003, p.358). Je pense que c’est aussi ce que veut dire
Manitou dans
Sod Midrash Hatoladot (IV, p.303).
5) Proche de cette idée, il y aussi le
Maharsha (Brakhot 27b) qui dit que R. Eliezer s’autorisait tout de même à dire ce qui relève de la logique pure même s’il ne l’avait pas entendu de son maître.
J’ajouterais que c’est un peu ce qui ressort de ce qu’écrit le
Radal sur
Kritout (Kreitot) (16a) (il écrit que bien que R.E. ne disait que ce qu’il avait entendu de son maître, on le voit faire un Kal Va’homer et il se peut qu’il ne l’ait pas entendu de son maître, mais il a entendu une halakha de son maître à partir de laquelle il déduit ce Kal va’homer).
6) R. ‘Haïm Shmulevitz (Si’hot Moussar I, §23 et III, §2) donne aussi une réponse assez proche, il écrit que R. Eliezer ne se permettait de trancher une Halakha que lorsqu’il était sûr que son Rav aurait tranché ainsi. S’il n’en était pas persuadé, il refusait de trancher la halakha. Voir aussi
Sefer Hazikaron Lemaran Hagra’h Shmulevitz (Mahad. 4, Jér. 200, p.38).
7) Lorsqu’on dit qu’il ne disait pas ce qu’il n’avait pas entendu de son maître, il s’agit d’une conduite adoptée plus tardivement. Durant une période il se le permettait et arrivé à un certain âge, il a estimé qu’il était nécessaire de museler tout ‘hidoush personnel et se limiter à répéter ce qu’il a entendu de son Rav.
8) Une idée proche de celle-ci mais chronologiquement opposée se trouve dans le
Sfat Emet (Yoma 66b) qui écrit que R. Eliezer s’interdisait de dire ce que son Rav n’avait pas dit uniquement du vivant de son Rav, en tant que respect et crainte du Rav (même en son absence et dans les cas où c’est moutar, il était ma’hmir), mais après le décès de son Rav, il se l’autorisait.
[On pourrait objecter que le texte de
Avot DeRabbi Nathan parle de ‘hidoushim personnels de R.E. dits en présence de son Rav (RYBZ), mais là-bas RYBZ avait insisté et le lui avait demandé, dans ce cas, le respect du Rav pousse à faire ce qu’il nous demande.]
9) Rav Zevin (Ishim veshitot p.306-7) rapporte une réponse au nom de
Rav Kook : R. Eliezer a entendu de son maître ce qu’aucune autre oreille au monde n’a entendu. (Pas seulement car il aurait été le seul présent -ce qui serait assez étrange, mais pas impossible- mais aussi car il était le seul à « lire entre les lignes » de cette manière dans les paroles du Rav.
Rav Zevin veut appliquer cette idée à
R. Baroukh Ber Leibovicz et son Rav
Reb ‘Haïm Soloveitchik.)
Cette réponse de
Rav Kook est aussi mentionnée par le
Haguiguei Asher (Rosenbaum) (Tel Aviv 1962, p.116) et se retrouve dans une de ses lettres qui est imprimée dans
Maamarei Haraaya (Jér. 1984, p.204) et dans
Moriah (n°52, p.7).
Une idée similaire se trouve aussi dans
Moriah (n°265-266, p.109).
Rav Kook aimait bien cette idée et la répétait souvent. Il l’a aussi dite lors de son Hesped sur
Rav Moshé Mordekhaï Epstein en 1933 (cf.
Yeshouroun tome 30 p.518 ainsi que
Shana Beshana 5756, p.497).
Et elle apparait encore une fois tout récemment, toujours au nom de
Rav Kook, dans la préface de
Rav Shlomo Lévy (rosh yeshivat Hesder de Rishon Letzion) au livre
Ish Eshkolot (qui vient de sortir), biographie de
Rav Moshé Tsouriel Weiss z’’l
(Rishon Letzion 2024, p.23) [Je remercie SB qui m’a offert ce sefer].
Cette réponse n°9 se rapproche de la réponse n°4.
10) Le
Rema de Fano (Maamar Haïtim, fin de §10) (cité aussi dans le
Radal sur
Pirkei Derabbi Eliezer §2, 13 -daf 4a) répond que R. Eliezer ne disait que ce qu’il avait entendu de son Rav lorsqu’il s’exprimait devant d’autres, mais en présence de son Rav il s’autorisait à développer des ‘hidoushim personnels, en ayant la garantie qu’il ne risquait pas de s’égarer tant la crainte du Rav était sur lui.
Rav Avigdor Nevenzal (Yeroushalaïm bemoadéha, Shavouot -Jér. 2006, p.163) donne cette réponse de lui-même, il semblerait qu’il n’a pas vu le
Rema de Fano ni le
Radal.
Il l’avait déjà dit dans ses
Si’hot Lesefer Bemidbar (Behaalotekha §7, p.83), toujours en présentant cela comme une idée personnelle.
11) Le
Aroukh Laner (Souka 28a) écrit que R.E. n’indiquait pas la halakha aux autres si ce n’est lorsqu’il l’avait reçue de son maître, mais pour lui-même, il se basait aussi sur ses ‘hidoushim personnels. (Dans le texte de
Avot DRN il s’adresse aux autres, mais il se l’autorisait en matière de Agada. Voir réponse 2 plus haut. Il faut utiliser les deux réponses.)
12) Rav ‘Haïm Ephraïm Zaichyk (Pri ‘Haïm -N.Y. 1961, p.111) répond en disant que c’est justement parce qu’il a fait attention de toujours bien restituer les paroles de ses maîtres (à la différence de notre (son) époque qui s’empresse de vouloir créer des ‘Hidoushim), qu’il a mérité min hashamayim d’avoir une inspiration pour de nouveaux ‘Hidoushim jamais entendus auparavant.
Cela revient à dire qu’au départ il ne disait que ce que ses maîtres lui avaient dit, puis, par la suite, en devenant lui-même un grand homme de Torah, il disait aussi des ‘hidoushim personnels.
[Présenté comme ça, c’est un peu difficile, car le texte de
Avot deRabbi Nathan (où il est question de ‘hidoushim jamais entendus), se rapporte à ses premières années d’étude.]
Rav Teboul de Lyon répond la même chose dans son
Marot Yesharim (Maamarim VeSi’hot, p.435) sans avoir vu que
Rav Zaichyk l’avait devancé.
13) Dans la préface du
Shout Mayim Hahalakha (Metzger) (tome 1, Hakdama, 2ème page) il explique que R.E. ne disait que ce que son Rav avait dit, mais lorsqu’il est devenu lui-même un Rav important de sa génération, il a reformulé et adapté les dires de son maître pour les rendre audibles et accessibles à la nouvelle génération, voilà pourquoi on dit que ce sont des paroles qui n’avaient jamais été entendues.
(Dit comme ça, on aura la difficulté à partir de la source dans
Avot DRN où il a dit des choses qu’aucune oreille n’avait entendu jusque-là, alors qu’il était encore élève et pas du tout maître de sa génération.)
Je suppose qu’en cherchant dans les Mefarshim on trouvera encore d’autres pistes de réponse, mais voilà déjà ce que j’ai sous la main.
Je ne me relis pas, veuillez excuser les fautes, merci.