Pour appréhender le problème de la prédestination d’Esaü au mal – et corrélativement celle de Jacob au bien – il convient de se référer à deux textes apparemment contradictoires :
Selon Beréchith rabba 63, 6 cité par Rachi (ad Berèchith 25, 22), l’expression qui rapporte que « les enfants de Rébecca se heurtaient en son sein » signifie que lorsqu’elle passait devant les « portes de Tora » de Sem et de ‘Evèr, Jacob se mettait à courir et « heurtait » pour sortir. Et lorsqu’elle passait devant les « portes de l’idolâtrie », c’est Esaü qui se mettait à courir et « heurtait » pour sortir.
En sens inverse la Guemara (Sanhédrin 91b) nous apprend qu’Antonin, empereur romain souvent identifié à Marc-Aurèle, a demandé à Rabbi (Rabbi Yehouda ha-Nassi), avec qui il débattait souvent : « A partir de quand le yétsèr ha-ra’ (« inclination au mal ») s’installe-t-il dans l’homme ? A partir de la conception, ou à partir de la naissance ? »
Rabbi a répondu : « A partir de la conception. ». Antonin inclinait en revanche pour le moment de la naissance.
Et Rabbi, en conclusion de cette discussion, a convenu que c’est son contradicteur qui avait raison : Le yétsèr ha-ra’ s’installe chez l’homme au moment de sa naissance.
En d’autres termes, le Midrach situe au moment de la conception l’arrivée du yétsèr ha-ra’, tandis que pour la Guemara c’est la naissance qui marque son arrivée chez l’individu.
Une contradiction du même ordre apparaît dans les écrits de Rambam. Tandis que celui-ci indique, au début des Hilkhoth dé‘oth, que certaines personnes sont, de par leur nature même, cruelles alors que d’autres sont charitables, il insiste dans les Hilkhoth techouva (chapitre 5) sur le fait que la nature humaine n’est pour rien dans le caractère, bon ou mauvais, de l’individu : C’est à lui et à lui seul qu’appartient le choix.
La distinction entre l’inné et l’acquis au regard du libre-arbitre peut être opérée à partir de la prémisse suivante : Jamais deux personnes ne naissent avec exactement les mêmes traits de caractère, et de nombreux facteurs, introduits soit avant soit après la conception, exercent sur chacun de nous une influence, laquelle n’est pas fondamentalement bonne ou mauvaise ; elle est « neutre ». C’est ainsi qu’une prédisposition pour la colère n’est pas nécessairement mauvaise, dans la mesure où celle-ci constitue en certaines circonstances une réponse adéquate à une situation donnée.
De la même manière, tous les traits de caractère peuvent être dirigés soit en de bonnes soit en de mauvaises directions. Celui qui aime verser le sang peut devenir cho‘hèt, mohel ou chirurgien, tout comme il peut dévier et s’affirmer comme un criminel. Quand bien même ces traits sont prédéterminés, leur fonction et leur maîtrise sont entièrement entre les mains de l’individu. Celui-ci emploie son libre-arbitre à les utiliser pour le bien ou pour le mal.
On peut donc dire, à la lumière de ce qui précède, que le Midrach ne cherche pas à nous faire entendre que Jacob et Esaü se comportaient bien ou mal avant leur naissance. Ils ne faisaient que manifester des tendances en direction du domaine spirituel chez l’un, et du domaine physique chez l’autre. Les maisons d’étude représentent l’incarnation de la spiritualité, celles d’idolâtrie celle de la matérialité.
Cette dualité Jacob-Esaü s’est retrouvée chez leurs descendants : Antonin a représenté la puissance romaine et sa domination du monde matériel, tandis que Rabbi a incarné la spiritualité d’Israël. Il n’est dit nulle part qu’Esaü voulait adorer des idoles ; il est seulement suggéré qu’il avait des tendances vers l’idolâtrie, qu’il pouvait tout aussi bien promouvoir que défaire. C’est délibérément que sa mère Rébecca, nous apprend le Chakh (Sifthei kohen), se promenait près des lieux d’idolâtrie : Elle cherchait ainsi à exercer son influence sur les païens et les amener à renoncer à leurs croyances.