L’un des sujets développés dans la parachath Lekh lekha est la séparation d’Abram et de son neveu Lot (Berèchith 13, 5 à 11).
Si l’on se réfère au sens simple du texte, les raisons de cette séparation sont claires, et d’une certaine façon légitimes. Les deux hommes sont devenus riches, leurs troupeaux ont abondamment proliféré, de sorte que les ressources herbagères du pays ne suffisent plus à leur cohabitation. En outre, les Cananéens et les Perizéens habitent encore dans le pays (13, 7), ce qui aggrave la pénurie de terres d’élevage à la disposition des deux hommes. Le climat des relations entre eux va en se détériorant, et des querelles éclatent entre leurs bergers.
On ne peut cependant s’empêcher d’éprouver un certain étonnement devant la décision d’Abram. Au lieu d’essayer de « calmer le jeu », lui dont l’existence était entièrement consacrée à répandre l’amour des hommes et sa foi en Hachem, il propose d’emblée à son neveu, et sans barguigner d’aucune manière, une séparation complète. Et pourtant Lot avait, tout comme son oncle, quitté sa terre natale pour accompagner celui-ci dans un périple rempli d’embûches et d’incertitudes. Pourquoi a-t-il mérité une répudiation aussi brutale ?
Cet étonnement est partagé par certains de nos Maîtres : « Rabbi Yehouda a enseigné : Hachem s’est mis en colère contre Abraham lorsque son neveu Lot l’a quitté. Le Saint béni-soit-Il a dit : “Comment se peut-il qu’il se veuille l’ami de tous les hommes, et pas de Lot, son propre neveu ?!” » (Yalqout Chim‘oni Berèchith 13, 70).
Peut-être peut-on expliquer ce paradoxe en comparant deux versets de la paracha : celui qui décrit le voyage de Haran jusqu’en Canaan (Berèchith 12, 5), et celui qui relate le retour d’Abram depuis l’Egypte (13, 1).
Le premier de ces deux versets indique qu’Abram « prit Saraï sa femme, et Lot son neveu, et tous les biens qu’ils avaient amassés… »
Quant au second, il indique qu’Abram « remonta d’Egypte, lui et sa femme, et tout ce qui lui appartenait, et Lot avec lui… »
Lors du premier de ces deux voyages, le camp d’Abram est harmonieusement unifié et inclut tout à la fois Lot et ses propriétés. Dans le second voyage, depuis l’Egypte jusqu’en Canaan, ce camp inclut la femme d’Abram et « tout ce qui lui appartenait, et Lot avec lui… » Ce dernier continue d’accompagner son oncle, mais il ne fait plus partie de ce qui appartenait à celui-ci, contrairement au premier périple. La description que donne le texte de leurs biens respectifs indique clairement qu’ils sont désormais distincts : « Et Abram était très riche, en bétail, en argent et en or » (13, 2), alors que « Lot, qui accompagnait Abram, avait lui aussi du menu bétail, du gros bétail et des tentes » (13, 5).
Même si, en apparence, cette séparation de biens ne reflète pas nécessairement une désunion en termes affectifs et en ce qui concerne la foi religieuse, un examen attentif du texte révèle comment la prospérité d’Abram et celle de Lot ont exercé une influence différente sur l’oncle et le neveu. Certes, Abram est devenu « très riche », mais il n’a d’autre ambition, lorsqu’il revient d’Egypte, que de se vouer à son destin spirituel : « Il repassa par ses étapes, du sud et jusqu’à Beith-El, jusqu’à l’endroit où il avait dressé sa tente la première fois, entre Beith-El et Ha‘aï, à l’endroit de l’autel qu’il avait fait là jadis. Et il y appela le nom de Hachem » (13, 3 et 4). Il reprend résolument son projet de toujours : révéler la gloire de Hachem aussi largement que possible.
En revanche, s’agissant de Lot, le texte nous apprend d’emblée que ses aspirations étaient avant tout d’ordre matériel : « Le pays ne pouvait pas les faire habiter ensemble, car leurs biens étaient importants, et ils ne pouvaient habiter ensemble » (13, 6).
Ce verset paraît contenir une redondance inutile : « Le pays ne pouvait pas les faire habiter ensemble », hémistiche suivi de : « et ils ne pouvaient habiter ensemble ».
Peut-être peut-on comprendre ce verset comme voulant dire que le pays, d’un point de vue objectif, ne leur offrait plus un espace vital suffisant, mais aussi, d’un point de vue subjectif, qu’Abram et Lot étaient incapables de vivre l’un près de l’autre, et ce parce qu’ils ne le voulaient plus. Abram aurait pu continuer de cohabiter avec son neveu, mais il s’y refusait, car Lot s’était révélé sous un nouveau visage : celui d’un homme avide de s’enrichir, et indifférent à toute spiritualité.
Rappelons ici ce qu’a écrit Rachi à propos du verset Berèchith 13, 11 : « Lot se choisit toute la plaine du Jourdain, et il partit vers l’orient… » :
« Vers l’orient (miqèdèm) – Il s’est séparé d’Abram et s’est dirigé à l’ouest d’Abram. Il est donc allé d’est en ouest. Le Midrach explique : Il s’est éloigné de Celui qui fut antérieur (qadmon) au monde en disant : « Je ne veux ni d’Abram ni de son Dieu ! » (Berèchith rabba 41, 7).