31 Juillet 1492
Tous les exilés de Jérusalem en Espagne quittèrent cette contrée maudite le cinquième mois de l'année 5252, c'est-à-dire en 1492, et de là se dispersèrent aux quatre coins de la terre."
Qui mieux que Joseph Ha-Cohen, dans La Vallée des Pleurs (1560), a décrit la tragédie de l'expulsion des juifs d'Espagne ? "Les juifs s'en allèrent où le vent les poussa, en Afrique, en Asie, en Grèce et en Turquie. D'accablantes souffrances et des douleurs aiguës les assaillirent, les marins génois les maltraitèrent. Des créatures infortunées mouraient de désespoir pendant leur route : les musulmans en éventrèrent pour extraire de leurs entrailles l'or qu'elles avaient avalé pour le cacher. Il y en eut qui furent consumées par la peste et par la faim. D'autres furent débarquées nues par le capitaine du vaisseau dans des îles désertes. D'autres encore vendues comme esclaves dans le port de Gènes et les villes soumises à son obéissance."
1492, année du malheur pour les juifs, mais pour l'Espagne des Rois catholiques celle du triomphe de la croix et d'une triple bénédiction : la chute de Grenade le 2 janvier, qui achève la Reconquista sur les Maures ; l'exil d'au moins 120 000 juifs après le décret du 31 mars ; la découverte de l'Amérique par Colomb. L'Espagne s'éblouit, l'Espagne s'enivre. Elle refait son unité et s'ampute de sa "gangrène" juive. Pour avoir purifié son sol, Dieu la récompense par l'or du Nouveau Monde. Le plan de Dieu et l'histoire des hommes coïncident et qu'importe si le prix des métaux précieux d'Amérique est le sang du paysan indien qu'on exploite dans les mines ! Et celui de la pureté de l'Espagne l'expulsion des juifs - avant celle des moriscos (musulmans convertis) à partir de 1609 -, qui, grâce à l'argent récolté par le rabbin Abraham Senior ou Isaac Abravanel, avaient pourtant fait beaucoup pour la Reconquista !
Les caisses royales y perdent, mais le sacrifice intellectuel aussi est considérable. Car s'il y a de pauvres juifs, beaucoup sont ingénieux, actifs, imaginatifs.
"Ils sont médecins, courtiers, collecteurs d'impôts, commerçants, intendants de noblesse, joailliers, marchands de soieries", raconte Andres Bernaldez, le chroniqueur d'Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, les Rois catholiques. Si la perte est grande, l'Espagne y gagne au change divin. Elle est le nouveau peuple élu qui supplée le peuple juif à nouveau défaillant. En purifiant le royaume de cette engeance honnie, les Rois catholiques préparent le deuxième avènement du Christ annoncé dans l'Apocalypse. Francisco
Enriquez écrira, en 1648, qu'"un royaume sans religion une et pure est une réunion de bandits et d'hommes iniques".
Tout avait commencé en 1391, un siècle avant le décret d'expulsion, par un bain de sang inondant la Castille, l'Aragon, la Catalogne, Majorque. Les quartiers réservés aux juifs - les aljamas - sont frappés par la contagion meurtrière. Comme si l'Espagne avait voulu signifier pour de bon à ses juifs, enracinés de longue date, que leur présence était devenue indésirable, qu'ils devaient expier pour les épidémies, les famines, les guerres qui ravagent alors l'Europe. Plus de 4 000 personnes périssent à Séville où sévit un moine fanatique, Martinez de Ecija. Prospère, la communauté de Barcelone est anéantie. Les assaillants "pillent, saccagent, massacrent à ravir. Chaque ville fut, ce jour-là, une nouvelle Troie", écrit un contemporain. Seuls ont la vie sauve les juifs qui implorent de recevoir le baptême et des mots nouveaux apparaissent : marrano, judeoconverso.
Plus progresse la Reconquista sur les Maures, plus se déchaîne la haine contre les juifs. Plus la croix triomphe, plus sont écartés les ennemis de Dieu et de l'Espagne. Une ordonnance royale de 1412 contraint déjà les juifs, qui avaient toujours vécu au milieu du peuple castillan, à rester parqués dans des "ghettos" isolés. Elle leur interdit d'exercer toute charge publique, de vendre de la viande ou tout autre comestible, de se couper la barbe et les cheveux. En revanche, ils sont obligés de porter de longs manteaux noirs descendant jusqu'aux pieds. Ces dispositions iniques ne font qu'étendre le soupçon sur les convertis sincères et les baptisés "cryptojuifs" qui continuent de pratiquer clandestinement leurs rites.
Dès le début de leur règne, en 1474, les Rois catholiques entendent extirper le mal. Les juifs de Castille sont confinés dans leurs ghettos, bannis des évêchés de Séville et de Cordoue, de ceux de Saragosse, d'Albarracin, de Teruel. Puis l'Inquisition entre en scène. Pour elle, les mesures de ségrégation et d'expulsion régionales sont sans effet.
Elle propose donc aux souverains comme seule médecine le bannissement généralisé. Les juifs castillans tentent bien de retarder l'échéance, se disent prêts à payer le prix fort, mais Torquemada, l'inquisiteur général, brandit devant la Cour réunie, le 20 mars, un crucifix et rappelle la trahison de Judas. Le décret royal du 31 mars 1492 est donc signé : il donne trente jours à tous les juifs d'Espagne pour quitter la terre de leurs ancêtres. Trente jours pour tenter de vendre leurs biens, faire leurs adieux et vider les lieux.
Que leur reproche-t-on ? Rien de moins que de contaminer la société espagnole. "Les juifs essaient de soustraire les fidèles chrétiens à notre sainte foi, de les en détourner, de les dévoyer, de les attirer à leurs croyances et opinions damnées, écrit le décret d'expulsion. Ils les instruisent des cérémonies et observances de leur loi, veillent à leur circoncision, eux et leurs fils, les informent des jeûnes à respecter, leur notifient l'arrivée des Pâques, leur donnent et apportent de chez eux le pain azyme et les viandes abattues rituellement, les avertissent des nourritures dont ils doivent s'abstenir et des autres interdictions et les persuadent autant qu'ils le peuvent d'observer et pratiquer la loi de Moïse, leur font comprendre qu'il n'y a d'autre loi ni d'autre vérité que celle-là."
C'est le catalogue des pratiques juives "avouées" sous la torture infligée par les tribunaux de l'Inquisition, qui exercent de manière souveraine en Espagne depuis une bulle du pape Sixte IV en 1478. Le dominicain Tomas de Torquemada a été nommé par le roi Ferdinand comme inquisiteur d'Aragon, de Valence, de Catalogne.
Il lui faudra dix ans pour constituer une Inquisition d'Etat. Les accusés et condamnés se comptent par centaines, tous ou presque des judeo-conversos, nouveau masque de l'hérésie.
L'obsession de la contamination anéantit par le feu, par l'exil, par la ruine, des familles entières parmi les mieux intégrées. L'argument inquisitorial est imparable : la présence de juifs sur le sol espagnol témoigne de la grandeur d'âme des souverains.
Qu'ils profitent de ce privilège pour entamer l'intégrité de la société chrétienne est un crime d'ingratitude qui mérite les châtiments les plus sévères. Seule une opération chirurgicale, coupant tout lien entre les juifs et les "nouveaux chrétiens", convertis sincères, est capable d'enrayer la propagation d'une tumeur maligne, l'hérésie judaïsant.