J’ai rédigé la réponse qui suit sans m’apercevoir que Rav Klapisch avait déjà répondu, mais c’est après avoir obtenu son accord que je la poste (il se trouve qu’en attendant, une autre question a été posée par Yhbtysey et ma réponse –tout en ayant été rédigée pour Yitsou- y répond aussi):
Oui, la notion de Gouzma (exagération) existe chez les ‘Hazal et ils en font bon usage tout en le soulignant eux-mêmes (Betsa 4a, Tamid 29a, ‘Houlin 90b et Baba Metsia 38a).
Mais c’est un point capital et essentiel du limoud des Agadot que vous soulignez ici.
Je considère que la face même du judaïsme est affectée par les erreurs de compréhension des Agadot.
Savoir comprendre une Agada nécessite avant tout d’être doté de bon sens et d’un minimum de culture rabbinique.
J’ai commencé à écrire un livre sur ce sujet il y a ~8 ans, ce livre présente les textes des Rishonim et Gueonim sur ce thème, mais constatant que certains rabbins enragés sont prêts à tout –en raison de l’étroitesse de leur esprit- pour contrer la position des Rishonim sur les Agadot, je n’ai pas continué cet ouvrage car trop peu de juifs français sont assez clairvoyants pour comprendre la beauté et l’intelligence des paroles des Gueonim et des Rishonim sur ce sujet.
Hélas, les rabbins sensés ne viendront pas à mon secours lorsque les rabbins enragés voudront me pourfendre et mon emploi du temps étant déjà assez chargé comme ça, je n’ai guère envie de m’ajouter cela ; devoir me farcir les attaques virulentes et répétées des écervelés qui n’ont pas que la férocité en commun avec le pitbull ne me dit rien du tout, je préfère me tenir à l’écart de ces mazikin.
J'en viens à la gmara que vous citez, elle se trouve dans Meguila 12b.
Comment pouvez-vous imaginer que ça serait manquer de Emounat ‘hakhamim que de comprendre une gmara comme le ‘Hafets ‘Haim la comprenait ?
Pensez-vous que le ‘Hafets ‘Haim manquait de Emounat ‘hakhamim ?!
Au contraire, je dirais de celui qui s’entête à vouloir systématiquement expliquer la Gmara « kepshouta », en s’attachant aux mots et sans accepter d’y voir une image, une parabole ou une façon de parler, que c’est lui qui manque de Emounat ‘hakhamim puisqu’il va à l’encontre de la TOTALITE des Rishonim (qui s’accordent tous à dire que certaines gmarot ne sont pas à prendre à la lettre).
En l’occurrence, pour notre cas, il y a aussi le ‘Hafets ‘Haim qui s’interdit de comprendre ce texte littéralement, mais sachez qu’il a été largement devancé en cela.
Le Maharal de Prague explique que la « queue » dont on parle ici symbolise la léthargie, la paresse, qui s’est imposée à Vashti.
Le Midrash Shlomo (p.271) explique que cette « queue » symbolise l’insolence de Vashti qui refusa de venir, cette insolence jugée plutôt masculine par l’auteur ne se prêtant pas à une femme si ce n’est comme un membre greffé et ajouté, c’est ce qu’on appelle une « queue ».
L’auteur précise qu’au Yémen aussi il y a une expression similaire pour signifier l’insolence et l’orgueil d’une personne.
Bien avant déjà, Rabbi Nathan de Rome, dans le Aroukh (erekh Zanav 3) expliquait que toute excroissance du corps, voire toute déformation, est appelée « Zanav » (queue) dans le langage des ‘Hazal.
Gavriel ne lui aurait donc pas créé une queue, mais l’aurait simplement « déformée » par exemple en lui enflant un peu le visage ou une autre partie du corps, de telle sorte qu’elle ne pouvait pas se résigner à apparaître en public.
Je ne suis pas certain que R. Nathan de Rome soit réellement l’auteur de ce commentaire dans son livre, car le style est légèrement inhabituel par certaines tournures plus modernes.
J’ai aussi vu que le Aroukh Hashalem de Kohut (III, p.304) indique que dans une partie des manuscrits ce commentaire est absent et il soupçonne que ce soit un ajout tardif.
Néanmoins une autre partie des manuscrits comporte ce passage.
Mais quoi qu’il en soit, si l’on souhaite avoir l’avis d’un Rishon, c’est de toute manière ce qu’écrit Rabeinou Be’hayei (/Ba’hya ben Asher) dans son commentaire sur Esther (I, 12), qu’il s’agirait d’un surplus de peau ou de chair, une excroissance, sur son visage, mais pas réellement d’une queue.
Nous trouvons encore le même type d’interprétation (une verrue) au nom du Rashba, cité dans plusieurs sfarim, comme par R. Shlomo Elkabets dans son Manot Halévi (Venise 1585, daf 42a), ou dans le Ein Yaakov (Hakotev sur Meguila 14a-b), dans le Sefer Hamaftéa’h (Shatzkes, daf 89b) et dans le Piroushei Haagadot du Rashba (p.86)
[et voir ce qu’ajoute aux paroles du Rashba le R. Mena’hem Tsvi Toksin dans son Ora’h Yesharim 1, daf 101b].
Il y a une explication intéressante dans le Sefer Hamaftéa’h (R. Moshé Aharon Shatzkes, daf 89b) qui lie cette idée à la discussion entre Rav et Shmouel dans Erouvin (18a) (je crois que le Ein Eliyahou aussi les relie) au sujet de la création de ‘Hava ; a-t-elle été créée à partir d’un visage (le fameux double visage…) ou d’une queue (qu’aurait eue Adam) ?
Le Sefer Hamaftéa’h explique que cette discussion représente la différence entre la conception asiatique et la conception européenne de la femme ; en Asie, la femme n’est considérée qu’en tant que servante de l’homme, un être inférieur qui n’a pas de but propre.
Alors qu’en Europe, la femme a les mêmes droits que l’homme et lui est égale (propos légèrement nuancé et atténué par l’auteur par la suite) (le livre date de 1866, à Varsovie).
Ainsi, Rav et Shmouel seraient en désaccord sur ce point: comment considérer la femme, l’un dirait qu’elle a été créée à partir d’un visage pour dire qu’elle est elle aussi créée Betsélem Elokim, à l’image de D.ieu et qu’il y a un but à son existence pour elle-même, comme Adam.
L’autre dit qu’elle aurait été créé à partir d’une queue, pour dire qu’elle n’est que secondaire, n’est là que pour servir l’homme comme une simple queue, symbole du membre le plus bas et le moins important.
[En suivant cette lecture, je proposerais de supposer que c’est Rav qui opte pour la queue et Shmouel pour le visage.
Car la Gmara ne précise pas qui dit quoi mais seulement que ces deux maîtres étaient en discussion, l’un disait ceci et l’autre cela.
Dans la majeure partie de ces cas (où la gmara ne précise pas qui dit quoi), il y une recherche de Rav Reouven Margulies dans son livre Shem Olam où il tente de proposer ou de prouver la position de chacun, mais sur ce texte de Erouvin 18a il reste muet et ne le mentionne même pas.
( Il y a aussi le Yalkout Haméiri du Rav Avraham Méir Izrael, même si ce sefer ne se fixe pas spécifiquement cet objectif, il explique souvent les positions respectives des protagonistes des « ‘had amar- ‘had amar ».
Lui aussi ne dit rien sur cette discussion, mais ça ne m’étonne pas, car il me semble qu’il a plagié le rav Margulies -sans le citer- au point de copier même les passages où le Rav Margulies s’est trompé).
Je n’ai pas de preuve à proprement parler, mais j’aurais tendance à imaginer que ce soit Rav qui dise « Zanav » s’il fallait le comprendre comme rav Shatzkes que c’est une opinion selon laquelle le rôle de la femme se résumerait à seconder son mari, car nous trouvons précisément que la femme de Rav ne s’acquittait absolument pas de ce devoir, dans la gmara Yevamot (63a) et qu’il en était fort déçu.
Je prie les contestataires habituels de bien vouloir prendre cet ajout comme une simple idée sans obligation d’achat, je ne tiens pas à me battre pour la justifier, je n’en suis pas moi-même convaincu.]
Après cette interprétation, le Sefer Hamaftéa’h veut expliquer que lorsqu’on dit que « l’ange Gavriel lui a fait une queue », cela signifie qu’il lui a fait prendre conscience que son mari ne la considérait que comme une queue, comme une simple servante pour l’homme et non comme une femme ayant une valeur et un but personnels.
C’est là qu’elle s’est révoltée contre cette vision de la femme et a refusé de se présenter.
Au passage, R. Shatzkes explique aussi qu’il serait vraiment étrange d’imaginer qu’A’hashverosh puisse souhaiter que sa femme, la reine, vienne se ridiculiser en se présentant en tenue d’Ève devant tout ce public, alors que dans ces pays, les femmes étaient totalement voilées.
Il propose donc de dire que ce qu’on appelle « Arouma » (nue) signifie ici « sans son voile », ce qui était considéré comme nue à l’époque puisqu’une femme ne sortait jamais sans son voile.
Pareil pour ce que disent les ‘hakhamim concernant Vashti qui imposaient aux juives de venir travailler nues, l’idée est qu’en les obligeant à accomplir certains travaux pénibles et rabaissants, il n’était pas possible aux juives de garder leur tenue pudique à laquelle elles étaient habituées, car lors de certains travaux pénibles, le voile tombe de lui-même…
Ainsi, puisqu’elles ne pouvaient pas respecter leur habitude de pudeur digne dans ces conditions indignes, les ‘hakhamim appellent ça « nues ».
Je précise au passage que ce livre, Sefer Hamaftéa’h de R. Moshé Aharon Shatzkes, a été vivement critiqué, un livre a été rédigé pour cela, le Mil’hemet Sofrim (Miller, Vilna 1871) [il arrive à lui reprocher ses explications erronées et stupides des Agadot, tout en l’accusant (daf 12b) d’avoir « volé » la majorité de ses commentaires à des mefarshim l’ayant devancé. Il reconnait donc implicitement que la majorité des explications contenues dans ce livre est valable et non concernée par sa prétendue stupidité si vivement dénoncée…].
Chez certains, la critique de ce livre a pu dévier au point d’en arriver à de la Leitsanout (voir par exemple ce qui est écrit dans Shmot Hasfarim Haïvriim de Mendel Slatkine, p.272).
Le Sefer Hamaftéa’h a même été brûlé en place publique à Grodno et dans d’autres villes (cf. Ephraïm Davidzohn, Se’hok Pinou, p.249 et Moshé Carmély-Weinberger, Sefer Vessayif p.253).
En réalité, le fond du reproche à l'encontre de ce Sefer, c’est sa vision des textes agadiques, c’est qu’il s’oppose à la compréhension simplette qu’ont certains des Agadot.
Il ne doit pas toujours le faire en caressant dans le sens du poil et doit certainement s’égarer aussi par moment.
Mais je considère qu’il y a tout de même du bon à prendre de ce livre.
Parmi ce qui lui a fait des ennemis, il y a aussi –parfois- sa critique des rabanim.
Notamment dans le sujet qui nous concerne (daf 90a, dans la note), il fait l’éloge du Maharal de Prague qui a insisté pour expliquer que les Agadot ne sont pas toujours à prendre au premier degré et qu’il faut comprendre que les Sages parlaient à leur manière et faisaient usage de paraboles.
Mais l’auteur ajoute ensuite -qu’hélas, trop souvent les propositions d’explication du Maharal sont faibles et insuffisantes.
Voilà, je suppose, de quoi énerver des lecteurs.
D’un autre côté, je ne puis omettre de souligner avoir ressenti un certain réconfort en lisant cette critique, car depuis longtemps je m’insurge contre les inconditionnels du Maharal qui tentent de se convaincre qu’ils comprennent les subtilités et les bizarreries que ses livres comportent parfois.
Il est indéniable –à mes yeux du moins- que quelques piroushim du Maharal ne sont absolument pas convaincants.
Et s’ils le sont aux yeux de certains, ce n’est que parce qu’ils savent qu’il en est l’auteur.
Mais si on avait proposé ces mêmes explications –par exemple en mon nom, ils les auraient repoussées sans s’en soucier.
J’aime beaucoup le Maharal et plusieurs de ses livres.
Ils comportent des explications extraordinaires et très intéressantes.
Mais –qu’y puis-je ? parfois il se lance dans des explications semi-obscures semi-kabbalistiques auxquelles l’écrasante majorité de ses lecteurs ne comprend absolument rien (et je ne parle que d’écrasante majorité par politesse et respect envers des rabanim persuadés de saisir les dites subtilités).
Bref, même si ce livre (Sefer Hamaftéa'h) a été critiqué, il y a tous les autres que j’ai cités avant lui qui –à l’instar du ‘Hafets ‘Haim- expliquent aussi cette Gmara de Meguila (12b) autrement que de la manière la plus simple.
Pas qu’il soit impossible de vouloir comprendre ce texte littéralement ; pourquoi ne pas imaginer une réelle queue, c’est étrange, certes, mais pas la peine de l’imaginer longue d’un mètre !
Le Maharsha comprend cette gmara littéralement, qu’une véritable queue lui est apparue.
Il n’est pas question de longueur, avec un peu de bonne volonté, on peut imaginer une verrue assez grande.
Elle n’apparaît pas forcément du jour au lendemain, mais elle s’en est rendue compte ce jour-là, ou bien même avant mais ça ne portait pas à conséquence jusqu’à ce jour.
On en reviendrait plus ou moins à l’explication du Rashba.
Nous trouvons par ailleurs une notion de queue sur un humain, mais dès la naissance ou la création.
Par exemple le Midrash Raba (Bereshit Raba XIV, 10) dit que D.ieu créa l’homme avec un Okets (qu’Il lui retira ultérieurement).
Que le Matnot Kehouna traduit par « queue ».
C’est aussi l’interprétation du Ets Yossef à la différence qu’on pourrait douter de son emplacement selon ce qu’en dit ce dernier commentateur.
Voir encore Erouvin (18a).
Nous savons aussi qu’il y a eu des bébés qui sont nés avec une queue, le plus souvent c’est une myéloméningocèle ou une spina-bifida ou autre problème de santé voisin.
Il y a quelques années, un enfant chinois est né avec une petite queue, vous devriez pouvoir retrouver une trace de cela par internet.
On parle aussi de malformations suite aux radiations de Tchernobyl… Mais ça existait aussi avant 1986 et dans des pays trop éloignés de toute façon.
Dans les journaux vous verrez des cas similaires (avant la catastrophe de Tchernobyl), par exemple dans Maariv du 10 février 1984, un bébé avec une queue de dix centimètres.
Un peu plus d’un an après, au mois de mai 1985, un bébé new-yorkais se fait opérer pour que lui soit retirée sa queue, voir Maariv du 13 mai 1985.
N’allez pas me « soupçonner » de lire le journal Maariv, les deux cas sont rapportés par le Rav Yossef Bagad dans Na’halei Haeshkolot (II, p.419 et 420). (c'est donc lui qu'il faut soupçonner :) )
Ce phénomène préexistait aussi aux années 80 bien entendu, nous en trouvons même des traces chez les Rishonim, par exemple dans le Pardes Rimonim de Rabbi Shem Tov [Matityahou ben Its’hak] Shafrout (contemporain du Ritva) (Daf 40a dans l’édition de 1866 à Zhytomyr) où il cite le témoignage d’un médecin au sujet d’une femme qui avait une queue.
En conclusion, il n’est pas impossible d’expliquer ce texte littéralement (ou presque), mais il est absolument défendu et gravissime de s’entêter à vouloir expiquer CHAQUE texte agadique de manière littérale.
Tous les Kadmonim expliquent certains textes comme étant des paraboles, seuls certains a’haronim très récents se sont imposé le devoir de tout prendre au pied de la lettre dans les textes agadiques et c’est bien plus que stupide, c’est dangereux.
[Je précise bien que nous parlons des textes AGADIQUES des ‘HAZAL, pas des textes halakhiques, ni des versets de la Bible.]
D’aucuns demandent alors pourquoi les Sages n’ont-ils pas précisé que leurs Agadot ne sont pas toujours à lire simplement mais qu’il faut y voir un Mashal ?
La réponse est simple : Ils n’imaginaient pas qu’un jour viendraient des gens assez bêtes pour s’imposer de tout comprendre au premier degré même dans un texte agadique !
Il y a parmi les Agadot ‘Hazal des fables et Meshalim pour éveiller chez le lecteur un sentiment, une mida ou une réflexion, s’obstiner à prendre à la lettre chaque Agada, n’est pas moins ridicule que de décider que chaque fable de La Fontaine serait à prendre « à la lettre ».
Que penseriez-vous de celui qui voudrait vous persuader que le corbeau et le renard discutèrent réellement et que ce premier, suite aux flatteries obséquieuses du renard, voulu faire entendre sa « belle » voix et en perdit son fromage ?
Il faut un minimum de maturité pour comprendre une Agada, comme pour comprendre une fable.
Si on n’en dispose pas d’assez, on peut toujours se référer aux commentateurs, mais on ne doit pas se faire violence en voulant à tout prix interpréter chaque texte agadique littéralement.
Je remarque que ma réponse ne correspond pas tout à fait au titre que vous avez donné à votre question (il n’y est pas spécifiquement question de « Gouzma »), mais elle se rapporte plutôt au contenu de votre question et c’est un sujet très important, hélas trop ignoré et parfois même volontairement.
Je remarque aussi que mon texte est très long, désolé pour les fautes, je ne prends pas le temps de me relire.