Lorsque j’étais à la yeshiva, le Mashguia’h avait parlé de Yeridat Hadorot comme d’une fatalité biologique ; les neurones de l’humanité prennent un coup de vieux, au bout d’un moment, il n’en reste plus beaucoup sur terre et les nouvelles générations sont forcément plus stupides que les précédentes.
Je trouvais ça absurde, je suis allé le voir et nous en avons discuté.
Il disait que si la science fait des progrès aujourd’hui, ce n’est que parce qu’elle peut s’appuyer sur tout le travail des Anciens ; on n’aurait pas inventé la voiture sans avoir découvert l’explosion ou encore la roue (etc.).
Donc nous bénéficions de millénaires de découvertes, voilà pourquoi nous produisons plus (ou mieux) que les générations passées.
(c'est l'idée du "nain sur les épaules du géant".)
Son argument massue pour prouver la déficience mentale au XXème siècle (Kal Va’homer au XXIème, bien entendu, mais nous n’y étions pas encore) consistait à me demander comment pouvait-on concevoir le fait que le Shaagat Arié ait étudié 1000 fois le Shas ?
Fait pourtant avéré, attesté, certifié etc.
Le Mashguia’h disait qu’aucun cerveau serait capable d’en faire autant de nos jours.
J’ai soutenu que l’impossibilité à égaler de tels scores ne relevait pas d’une déficience mentale ni d’une pénurie de neurones sur la planète, mais du manque de « Shkiout » ; Le Shaagat Arié n’avait QUE le limoud en tête, arriver à un tel niveau de « centralisation des intérêts » est extraordinairement difficile de nos jours car nous vivons dans un luxe incroyable et cela entraîne des dépenses (et donc travailler beaucoup et/ou faire de longues études) et du « Pizour hanefesh » (= « éparpillement de l’esprit »).
Notre train de vie (même des personnes très peu fortunées) implique de s’occuper de plein de choses qui ne venaient pas encombrer l’esprit d’un Shaagat Arié.
Quelques exemples parmi des milliers, juste pour donner l’idée : qui aujourd’hui peut se plonger dans son limoud sans avoir à s’occuper en parallèle : des factures d’électricité, de téléphone(s !), d’eau, de gaz, de carte Navigo ou similaire, renouveler des cartes de famille nombreuse, l’assurance pour l’appartement, celle pour la voiture, gérer son (ou ses) compte(s) bancaire(s) en ligne, les remboursements de sa mutuelle, son (ses) compte(s) Améli, amener sa famille en vacances de temps à autre, aller aux réunions de parents d’élève, changer les ampoules, repasser ses chemises, mettre à jour son anti-virus (pour pouvoir accéder à Techouvot.com), aller de temps à autre aussi chez le garagiste et j’en passe, vous le devinez (-et je ne vous parle pas du monde des téléphones portables qui rendent « joignable » et le monde des smartphones et des « téléchargement d’applis », monde que j’ignore et qui de toute façon n’existait pas à l’époque où je discutais de ça avec le Rav, mais qui occupe la tête, à plus forte raison et de plus forte manière lorsque certains jouent avec leur téléphone ou leur ordinateur ou aussi se sentent obligés d’être abonnés à un système d’alerte pour leur envoyer en temps réel toutes les informations et tout ce qui se passe sur terre et dans le cerveau dérangé de chaque « star »), etc. etc.
Bref, des tas de raisons de « s’éparpiller l’esprit » qui n’existaient pas chez le simple juif du XVIIIème siècle.
Au pire, il fallait amener la vache ou le cheval chez le vétérinaire -lorsqu’on en avait un (un cheval ET aussi un vétérinaire), c’est ce qui correspondrait à nos visites chez le garagiste.
Mais leur esprit était libre de publicités, d’informations sur ce qui se passe partout (on parlait bien des guerres, mais seul le bouche à oreille colportait les infos, pas de radio, pas d’internet, et de très rares gazettes -inexistantes dans les villages), ils vivaient dans un monde beaucoup plus « simple » et/ou vide d’événements (il y avait des événements, mais qui n’arrivaient pas à leurs oreilles, un peu comme un paysan de la Creuse sans internet, ni télévision, ni téléphone, ni journaux, ni voiture).
Le Shaagat Arié n’avait RIEN d’autre à lire que la Torah, le Talmud etc.
Même enfant, il n’avait ni Tintin, ni Astérix, celui qui voulait des histoires, les trouvait plus facilement dans la Bible qu’ailleurs.
Les enfants n’avaient ni l’apprentissage des matières séculières que nous connaissons, ni même l’étude de la langue.
Ils n’apprenaient QUE la Torah (/Talmud etc.)
(je n'entre pas dans la question de savoir si c'est mieux ou moins bien ainsi... je m'arrête au constat.)
Dans ces conditions, avec un monde extrêmement simple où l’individu n’a pas grand-chose à gérer (avec tous les inconvénients, parfois même la mortalité qui va de pair), quelqu’un d’intelligent, peut étudier 1000 fois le Shas -s’il vit assez longtemps !
Ça a été le cas du Shaagat Arié qui a bouclé son millième siyoum Hashas à l’âge de 90 ans.
Ce qui correspondait à une longévité exceptionnelle à cette époque en France, c’est du 130 ans pour nous.
En fonction de cela, j’ai présenté mon interprétation du concept de Yeridat Hadorot comme étant une « chute » inhérente au manque de « Shkiout » dans l’étude, en raison de la modernisation et de la recherche toujours plus poussée de confort matériel.
Bien entendu, cela ne fait pas tout et il y a eu des siècles où rien n’a changé à ce niveau entre quatre ou cinq générations (voire plusieurs siècles), c’est qu’il y a aussi « l’éloignement de la source » ; nous transmettons le Talmud de maître à élève, mais il est clair que plus on s’éloigne de la source, plus il y a de chances qu’il y ait des passages obscurs.
Si un Rav n’a pas bien étudié sa souguia, lorsqu’il va la transmettre, il transmettra aussi ses mauvaises compréhensions.
Son élève à son tour transmettra (parfois) les mêmes erreurs auxquelles il ajoutera les siennes, etc. de telle sorte qu’au bout d’un moment, à moins d’avoir emprunté une lignée de maîtres particulièrement futés et coriaces qui auraient été capables de corriger les erreurs des précédents (de leurs propres maîtres), l’élève reçoit un enseignement de moindre qualité.
Par contre, le manque de Shkiout aura raison même des maîtres particulièrement brillants ; s’ils n’ont pas pu s’investir pleinement dans leur étude, c’est toute leur Torah qui en sera impactée et ils ne transmettront qu’un enseignement « moyen ».
Après notre discussion, le Mashguia’h m’avoua avoir été convaincu et adopta cette vision.
En résumé : il y aurait deux « moteurs » à la Yeridat Hadorot, la « dispersion de l’esprit » et l’éloignement de la source.
Mais les facultés/capacités intellectuelles sont -a priori- les mêmes d’une génération à l’autre (et souvent plus travaillées et évoluées dans les récentes générations).