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Après avoir vu la guemara dans bekhorot 8a parlant des bnei yama et rachi sur place décrivant clairement des êtres à moitié poissons et à moitié humains, je me suis demandé comment faut-il comprendre cette guemara ? Faut-il y croire ?
Si oui, comment comprendre le fait qu'on en ait jamais entendu parler par la science et que dans l'esprit de la majorité des gens cela reste une légende ?
Si non, comment faut-il comprendre la guemara et rachi ?
Pour information, avant d'entrer dans le vif du sujet, je précise à cette occasion que les dictionnaires d’étymologie indiquent que la plus ancienne source utilisant le terme de sirène en français est ce
Rashi de Bekhorot.
Vous verrez aussi dans le commentaire de
Rabénou Guershom qu’il parle de d’homme de la mer (sans utiliser le terme sirène).
Les sirènes sont avant tout mentionnées
par le
Safra (Torat Cohanim Shmini 3 -Silonit, cf. Guirsat HaGra)
et le
Raavad (ad loc), mais aussi par
le
Tosfot dans
Moshav Zkénim (Vayikra XI, 10)
et dans
Tosfot sur Yoma (54a sv. Krouvim) (cf. le
Metarguem ad loc),
par le
Yad Rama (Sanhedrin 63b sv. Metiv),
par le
Shevet Yehouda (§32, Jéru. 1956, p.88),
par
R. H. Kanievsky dans
Patsheguen Haktav (§15, dans Sia’h Hassadé 1977, p.94),
par le
Rav Schick dans son
Torah Shleima (Bereshit daf 140a),
par le
Shout Yehouda Yaalé (I, Y’’D §92) [qui explique que ces Dolfinin qui peuvent s’accoupler avec un homme donneront donc naissance à des demis hommes…],
par le
Midrash Talpiot (sv. Daguim),
par le
Tsema’h Tsadik de
R. Yehouda Arié de Modène (§17) qui les mentionne en détails en précisant qu’elles endorment les marins par leurs chants pour ensuite pénétrer le navire et les dévorer.
Nous avons même droit à un dessin de sirènes montant à bord pour se régaler de marins endormis.
Le
‘Hida dans
Midbar Kdémot (Dalet, §13) et dans son
Peta’h Enayim (Bekhorot 8a) mentionne ce passage du
Tsema’h Tsadik, tout comme il cite le
Tsel Olam (II, Shaar 10) qui parle des sirènes et de leurs chants envoutants.
(Voir encore
Targoum Shéni sur Meguilat Esther 1, 2, au sujet de deux sirènes représentées dans le trône de Shlomo Hamelekh.)
L’idée de cette transformation comme résultat d’un mélange entre un humain et une autre espèce se retrouve ailleurs et autrement ; il y a une source discutable à partir du
livre apocryphe de ‘Hanokh (I, §XIX, 2).
Le livre d'Henoch, traduit par François Martin (Paris 1906, p.53) donne ceci :
« Quant à leurs femmes, qui ont séduit les anges, elles deviendront des Sirènes ».
Dans la version hébraïque
(Kahana, Hasfarim Ha’hitsonim, I, p.40) le verset est :
ונשיהם של המלאכים אשר תעו, כאנשי שלומן תהיינה.
On ne parle pas du tout de sirènes, d’où viennent-elles alors ?
De plus, la punition « כאנשי שלומן תהיינה »
(elles deviendront comme les hommes de leur paix/avec qui elles se sont liées) peut paraître étrange, en quoi serait-ce une punition de devenir comme un ange ?
Par contre, on pourrait imaginer une autre lecture en décalant le Vav d’une place : «
כאנשי שלמון תהיינה » qui voudrait dire
« elles deviendront des homme-saumon » (
homme dans le sens d’
humain, c-à-d «
elles deviendront des poissons humains ») !
D’où la traduction de «
Sirènes ».
Mais cette proposition n’aurait de sens que si le texte avait été traduit à partir d’un original en hébreu et ce n’est pas le cas.
De plus, le lien que sous-entend
le Livre d’Henoch entre les anges et les sirènes, ne peut se comprendre que selon la mythologie grecque, où les sirènes sont représentées comme des femmes-oiseaux avec des ailes
(d’où le lien avec les anges et on comprend que c’est le résultat du mélange entre humains et anges). Il ne peut donc pas s’agir de femmes-poissons comme dans les pays du Nord.
Vous trouverez aussi dans le
Aroukh, contemporain italien de Rashi,
(Erekh Sirène סרני), une mention des sirènes
(être mi-femme mi-poisson) ainsi qu’un témoignage citant le roi du Danemark et de la Norvège qui, en bateau dans les eaux norvégiennes, aurait vu une sirène prenant un bain de soleil sur un récif par une journée de forte chaleur
(dans les eaux norvégiennes ! je crois qu’en Norvège les plus hautes températures estivales peinent à atteindre 30°C, mais ça peut suffire pour qu’une sirène ait chaud).
L’auteur nous dit qu’il a eu l’occasion dix ans plus tôt de questionner le roi en personne à ce sujet et ce dernier répondit par un silence, que le rabbin interpréta comme l’expression du doute du monarque, ne pouvant certifier, en raison de la distance et du peu de visibilité, avoir réellement vu une sirène, peut-être était-ce un autre animal.
[Personnellement, j’aurais plutôt eu tendance à interpréter cette réponse silencieuse comme un aveu, une réponse négative. Le roi n’avait pas un doute
(sinon il le lui aurait dit), mais il ne croyait pas lui-même à ce qu’on disait qu’il avait vu.
Il m’est plus facile d’imaginer une raison pour laquelle il aurait opté pour ne pas répondre si l’on dit qu’il n’y croyait pas que si l’on dit qu’il avait réellement un doute.
Selon moi, sa réponse voulait donc dire : « Non ».
Il lui demanda : « Sire
(y a-t-il des sirènes ?) » et le roi répondit « אין »
(Ein, il n’y en a pas). Ça a donné : Sirène]
L’auteur du
Aroukh (R. Nathan de Rome) n’a jamais rencontré, à notre connaissance, le roi du Danemark, mais une vérification de la 1ère édition du
Moussaf HéAroukh (en 1655) permet de comprendre que cette partie a été imprimée par erreur comme étant les mots de
R. Nathan, en fait c’est un ajout du
Moussaf HéAroukh de Rabbi Binyamin Moussafia, rabbin espagnol ou hollandais
[le Otsar Israel (VI, p.125) écrit qu’il est né en Espagne (donc dans une famille de marranes forcément, son nom était Dionysius), idem pour le Knesset Israel (Fein) (Varsovie 1886 תרמ"ז, Daf 85a), mais le Tosfot Anshei Shem sur Neguaïm (II, 1) le fait naître en Hollande. La monographie du Dr David Margaliot (Korot II, vol 7-8) (‘Hakhmei Israel Kerofim, p.142) le faisant naître en Espagne, je penche pour cette version] et auteur d’ajouts sur le Aroukh, qui était médecin à la cour de
Christian IV (1577-1648), roi de Danemark et de Norvège.
Il a donc pu discuter avec lui de la petite sirène
(deux siècles avant Hans Christian Andersen, c’est clairement un sujet danois…).
Le
Moussaf HéAroukh a été publié en 1655, ce qui correspond bien à ce qu’il écrit avoir parlé de la sirène avec le roi dix ans plus tôt, en effet, le roi
Christian IV est décédé
(après un long règne de 60 ans) le 28 février 1648.
Nous trouvons aussi, dans le
Aderet Eliahou (Vayikra XI, 10 -daf 29a), que lorsque le
Gaon de Vilna cite ce passage sur la sirène, il l’attribue à l’auteur du
Moussaf HéAroukh et non à
R. Nathan de Rome.
Idem pour le
‘Hida dans
Midbar Kdémot (Dalet, §13).
D’autres auteurs parlent des sirènes avec plus de scepticisme, c’est le cas du
Maassé Touvia (Olam Hakatan §9 -Cracovie 1908, daf 69b) qui, après avoir expliqué ce dont il s’agit, précise que les ‘Hazal y ont cru
(en indiquant la Gmara -donc le Yeroushalmi- de Kilaïm perek 8 Mishna 5… ? il y est question du fameux Adnei Hassadé, pas de la sirène) et qu’il a parlé avec des témoins oculaires à qui il convient de faire confiance, et il ajoute : «
bien qu’il me soit difficile d’y croire ».
Cet auteur ne décide donc pas de l’existence des sirènes parce que les ‘Hazal y ont cru, mais parce que des gens de confiance le lui ont dit en avoir vu -et pourtant, il reste dubitatif.
Il y a aussi des auteurs qui écrivent clairement qu’ils ne croient pas aux sirènes, comme le
Peta’h Enayim (Frizzi)(sur Massekhet Bekhorot §1, Livourne 1878 daf 92b).
A l'opposé, nous avons le
Emounat ‘Hakhamim (Basila) (§5 – jéru. 2016, p.40) qui écrit que les scientifiques sont d’accord pour nier l’existence des sirènes «
depuis des siècles », mais que «
l’année dernière »
(le livre a été imprimé en 1730 à Mantoue), la marine du roi de France a trouvé en mer une créature dont le visage et tout le corps excepté les bras, ressemblaient à l’homme, et les paroles de nos maîtres ont été confirmées...
Ce qu’il faut comprendre est que fait que les ‘Hazal aient mentionné les sirènes n’indiquent pas qu’ils aient reçu par transmission du Sinaï que leur existence serait attestée par la Torah.
A leur époque, (
quasiment) personne ne remettait en question l’existence des sirènes, il était donc normal d’en parler.
Ils n’avaient pas à se soucier d’aller parcourir les océans pour vérifier si les sirènes existaient, des tas de marins en attestaient, ainsi que les scientifiques, c’était largement suffisant.
Si on annonçait aux Sages du Talmud que, finalement, ce que tout le monde prenait pour un être mi-femme mi-poisson ne ressemble pas vraiment à un humain pour sa moitié supérieure, cela ne les dérangerait pas outre-mesure.
[Leur réaction serait comme si on vous annonçait aujourd’hui au sujet d’une espèce d’insecte ou d’animal marin qu’on aurait longtemps considérée de la même famille que telle autre, que, finalement, on s’est tous trompés car on l’avait mal observée et c’est une autre famille qui n’a rien à voir. Votre monde ne va pas s’écrouler.]
C’est, en substance, ce qu’écrit
R. Eliahou Benamozegh dans son
Em Lamikra (Vayikra daf 25a) en indiquant que
Pline l’Ancien ainsi que les scientifiques de l’époque des ‘Hazal affirmaient l’existence des sirènes, c’est donc à une donnée scientifique fiable qu’ils ont fait confiance en parlant des sirènes.
Il faut aussi prendre en considération que lorsque les 'Hazal parlent d’une sirène, elle n’a rien à voir avec celle des contes d’Andersen, il ne s’agirait que d’un animal ayant une sorte de ressemblance morphologique avec l’humain, mais cet animal serait dénué de Neshama/libre arbitre et privé de parole et d’intelligence humaine.
Même les fameux chants de sirènes ne sont pas attestés par ‘Hazal (ni par plusieurs des commentateurs qui ont cru aux sirènes), laissons ça à
Ulysse, l’inventeur des boules Kies.
Quant à la ressemblance physique pour la partie haute de l’animal, il faut comprendre qu’il s’agirait d’une ressemblance très relative, comme celle d’un chimpanzé avec un homme, voire moins.
Voyez l’article dans
Kountrass (n°104) (où Rav Slifkin est abondamment cité), vous y verrez (en
page 54) la photo d’une « sirène » empaillée qui a une tête à faire peur à un chimpanzé.
La sirène des Fidji, exposée par
P.T. Barnum, est tout aussi moche quoique légèrement moins éloignée du visage humain, voir :
Jan Bondeson, The Feejee mermaid and other essays in natural and unnatural history (Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1999)
R. N. Slifkin, Sacred Monsters (2011, p.102),
Phineas Taylor Barnum, Mémoires de Barnum (traduit par Raoul Bourdier) (Paris, p.60) [The Life of P. T. Barnum, Written by Himself (New York, 1854)]
On sait aujourd’hui que c’est une supercherie et qu’il s’agissait d’une tête de singe. Cf.:
Georges Kastner, Les sirènes (Paris 1858, p.54)
Oscar Comettant, Trois ans aux Etats-Unis (Paris 1857, p.97)
Alain Sergent, Barnum roi du bluff (éd. Horay, 1981, pp.74 et suiv.)
James Cook, The arts of deception : playing with fraud in the age of Barnum (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2001)
Il y a eu plusieurs faussaires qui se sont amusés (et enrichis) à créer de fausses sirènes empaillées, cf.
Sacred Monsters (2011, p.101 à 103) et
Kountrass (n°104, p.53-54).
Certaines sources parlent aussi de nageoires à la place des bras (Cf. le
Emounat ‘Hakhamim (Basila) op cit §5 – jéru. 2016, p.40).
C’est d’ailleurs un peu forcé par la
Mishna Nida (VI, 9, daf 551b) pour qui
tout ce qui a des écailles a des nageoires, ce qui amène le
Yaabets (Migdal Oz, Altona 1748, daf 394b ou Varsovie 1912 daf 140a) à écrire que les sirènes sont une exception à la règle qui ne concerne que les poissons.
C’est qu’il les imaginait avec des bras et sans nageoires…
Il me semble plus simple de remplacer leurs bras par des nageoires, surtout après le témoignage de la marine royale de
Louis XV, publié 18 ans plus tôt dans le
Emounat ‘Hakhamim (que le
Yaabets a pourtant annoté).
Voir encore dans les notes sur le
Ritva (‘Hidoushei HaRitva) sur Nida (51b) (chez Mossad Harav Kook, note 191).
Il se peut aussi qu’il y ait réellement des poissons ressemblant
(-plus ou moins, comme on l’a vu) aux hommes, nous ne pouvons pas affirmer le contraire, puisque nous découvrons encore des espèces inconnues.
Cela n’aurait rien d’affolant et si en l’an 3000 on trouvait ces fameuses sirènes, on constaterait alors que nos prédécesseurs avaient bien vu ce qu’ils avaient vu.
Mais à ce stade, à notre époque, le bon sens indique qu’elles n’existent pas jusqu’à preuve du contraire.
Il se peut aussi qu’il y ait des poissons bleus en forme de Schtroumpf, mais tant qu’on ne les trouve pas, disons que c’est très peu probable.
Une autre école insistera pour dire que si les Sages en ont parlé dans la Gmara, c’est qu’elles existent assurément.
Ils s’efforceront à dire que tout ce qui est mentionné dans le Talmud est obligatoirement une transmission du Sinaï
(jusqu’aux âneries des élèves du Jésus dont il est question dans Sanhedrin 43a ?).
Cela semble contredit par les Rishonim et les Gueonim.
Je n’entre pas dans ce débat, je me contente de vous indiquer que si croire aux sirènes vous parait insensé, il y a une autre option tout en restant fidèle au judaïsme -du moins selon de nombreux Rabbanim et auteurs.
Encore un point : Lorsque le
Emounat ‘Hakhamim (op cit) écrit, en 1730, que les scientifiques s’accordent depuis des siècles ( !) pour dire que les sirènes n’ont jamais existé, je suis un peu perplexe.
Car il me semble que ce n’est pas si ancien que cela, les grandes discussions du XIXème siècle le prouvent et le fait que
Barnum ait pu s’enrichir grâce à sa sirène montre que les choses n’étaient pas si admises qu’aujourd’hui.
Voir aussi ce qu’écrit l’anatomiste français
Georges Cuvier au XIXème siècle, dans son livre
Le Règne animal distribué d'après son organisation (Paris 1817, tome II, p.103), où il décrit le plus scientifiquement et sérieusement du monde, parmi tous les autres animaux, l’apparence des sirènes, les marais qu’elles habitent et ce dont elles se nourrissent.
C'était pourtant en 1817, près d'un siècle après le jour ou le
Emounat 'Hakhamim écrivait que la science ne croit plus aux sirènes
"depuis des siècles"...
Par manque de temps et de force, je ne me relis pas. Peu probable qu'une si longue réponse, rédigée dans un état de si grande fatigue, soit exempte de fautes, veuillez m'en excuser.