Citation:
Un ami anglais m'a dit que dans les années 70, le Beth Din de Londres a sorti un psak pour permettre au Grand-Rabbin d'Angleterre d'entrer dans une église dans certains cas particuliers par rapport aux autorités du pays. Avez-vous connaissance où peut-on trouver le "making of" de ce psak ?
Ne connaissant pas bien le judaïsme anglais, je suis quand même étonné que ce psak soit sorti si tard alors que ce problème a dû se poser également pour le couronnement d'Elizabeth II et même bien avant.
Non, je ne sais pas où l’on peut trouver le "making of" de ce psak made in London.
Et le fait que la question ait pu se poser en 1952 n’indique pas qu’elle n’a pas fait, à cette époque, l’objet d’un autre Psak made in Albion, et il y a probablement eu des antécédents et dans d’autres pays aussi.
Il y a 37 ans, en 1986, lors des obsèques de
Gaston Defferre, le
grand rabbin Sitruk (encore à Marseille à cette époque, et très proche de
Defferre) avait demandé à
Rav Moshé Soloveitchik et à
Rav Shmouel Akiva Schlesinger (cf.
Vision juive, éd. Torah-box, p.221) un Heiter pour assister à la cérémonie et même prendre la parole dans la cathédrale (Sainte-Marie-Majeure -je crois que c’est son nom).
Le Heiter lui a été donné (bien que s’il avait demandé à
Rav Ovadia Yossef, il le lui aurait fermement interdit).
La cérémonie a été voulue œcuménique, ouverte à toutes les religions, et des efforts ont été déployés afin de n’offenser personne.
Le
GR Sitruk raconte
(Chemin faisant, Flammarion 1999, p.148) qu’il n’a pas eu besoin de demander quelques arrangements, les catholiques ont, de leur propre chef, retiré (ou recouvert) les crucifix, et sorti l’autel.
Ainsi, les représentants de toutes les religions ont pu y assister et se réunir autour de leur regretté maire (voir encore
Rien ne vaut la vie, Bibliophane 2006, p.118).
Chaque cas est différent et c’est pourquoi si un Heiter a été donné en 1952, ou en 1986, il ne suffira pas pour 2023, il faut consulter pour chaque situation.
Concernant le Issour, le
Rambam (Piroush Hamishna Avoda Zara I, 4) écrit que dans l’absolu on ne devrait même pas habiter dans une ville où il y a un lieu de Avoda Zara (cf.
Avoda Zara 12a), puis il ajoute : «
a fortiori concernant la maison d’Avoda Zara elle-même, qu’il nous est presque interdit de voir, à plus forte raison d’y pénétrer » (ואם העיר דינה כן קל וחומר דין בית עבודת כוכבים עצמו שהוא אסור לנו כמעט לראותו וכל שכן ליכנס בו).
Voir
Shakh (Y’’D §149, sk.1) et
Shoul’han Aroukh (Y’’D §150,1).
Le
Tsits Eliezer (XIV, §91) en conclut que l’interdit est clair et établi.
Idem pour
Rav Moshé Feinstein, dans
Igrot Moshé (Y’’D III, §129), il est clair qu’entrer dans une église, ne serait-ce que pour regarder la structure intérieure, est interdit.
Voyez encore le
Shoul’han Aroukh (Y’’D §142,15) : אסור לשמוע כלי שיר של אלילים או להסתכל בנוי אלילים כיון שנהנה בראייה
Voir aussi
‘Hokhmat Adam (§84,16), Darkhei Tshouva (Y’’D §157) et Shout ‘Haim Beyad (Palacci) (§26).
Selon le
Arougat Habossem (Y’’D §115), le contrevenant ne comptera plus pour Minian.
On autorisera en cas de Pikoua’h Nefesh ; le
Shout Harosh (§19,17) écrit qu’un juif poursuivi a le droit de s’abriter dans une église pour échapper à ses assaillants.
Idem pour le
Méiri et le
Ran (Avoda Zara 12a) qui autorisent de sauver sa vie en se réfugiant dans un temple d’Avoda Zara.
Il semble que ce soit aussi la position du
Or’hot ‘Haim de
Rabbi Aharon de Lunel (hil. Brakhot §66) [qui écrit que celui qui entre dans un temple de Avoda Zara dira : «
Ashrei Sheyishalem Lakhem Gmoulkhem » (=~Heureux celui qui vous rendra ce que vous méritez).
Or, il est interdit a priori d’y entrer (
R. ‘Haim Palacci dans
‘Haim Beyad §26 en déduira que le
Or’hot ‘Haim pensait que c’était autorisé), mais
ROY (Yabia Omer II, Y’’D §11) explique que le
Or’hot ‘Haim parle d’un cas de force majeure où l’on serait entré dans un temple idolâtre pour sauver sa vie.
C’est donc la position du
Or’hot ‘Haim,
a minima].
C’est encore ce que l’on comprendra des dires de Rabbi Tarfon dans
Shabbat (116a), qu’il est licite d’entrer dans un Beit Avoda Zara en cas de danger. Voyez aussi le
Shoul’han Aroukh (Y’’D §157,3).
Toutefois, d’autres, comme le
Rashba cité dans le
Tour (Y’’D §149) ou le
Ritva (Avoda Zara 10a) l’interdisent (au titre de Abizrayhou DeAvoda Zara), mais le
Ran (op cit) pense (comme le
Rosh) qu’il ne s’agit pas d’une ramification du Issour Avoda Zara, seulement d’un Issour Marit Haayin.
Voir
Shakh (Y’’D §149, sk.2) et
Yabia Omer (II, Y’’D §11).
Rav Ovadia Yossef était très rigoureux sur cet interdit, dans
Yabia Omer (VII, Y’’D §12) il interdit à un ambassadeur d’Israël en ‘houts Laarets de pénétrer dans une église pour la « hashkava » d’un ministre, en citant le
Shout Pri Hassadé (II, §4) qui l’interdit même s’il n’y a aucune idole ni aucun crucifix dans la salle, car cette réunion pour prier pour l’âme d’un de leurs dignitaires est en elle-même problématique au titre de « Yom Eidam » (fête/cérémonie religieuse).
Voir aussi
Yabia Omer (II, Y’’D §11,7) et Ye’havé Daat (IV, §45).
Mais c’est la position de
Rav Ovadia Yossef, qui était très Ma’hmir sur le christianisme ; en 1948, lorsqu’il était lui-même adjoint du grand rabbin d’Egypte, le
‘Hakham Bachi ‘Haim Na’hum (Effendi), un consul ou dignitaire chrétien est décédé et le ‘Hakham Bachi (grand rabbin) était convié aux obsèques, à l’église.
Le
‘Hakham ‘Haim Na’hum étant faible a mandaté son adjoint
‘Hakham Ovadia Yossef pour y aller à sa place.
Ce dernier refusa catégoriquement.
Le ‘Hakham Bachi lui expliqua que cela risquait de faire scandale et de créer une crise diplomatique,
ROY ne voulut rien savoir, arguant qu’au contraire, s’y rendre serait un ‘Hiloul Hashem, qu’un représentant du judaïsme se rende dans une église est un ‘Hiloul Hashem!
(Vous imaginez donc ce qu'il aurait dit au GR Sitruk...)
Cependant, en dépit de la position ferme de
ROY, il me semble logique que si l’on risque un tant soit peu -par cette absence- d’abîmer les relations avec les autorités locales, l’interdit n’est plus du tout évident, comme l’écrit le
Shoul’han Aroukh (Y’’D §178,2) מי שהוא קרוב למלכות וצריך ללבוש במלבושיהם ולדמות להם מותר בכל.
C-à-d que même l’interdit établi
Min Hatorah de ne pas suivre les habitudes vestimentaires ou comportementales des idolâtres (‘Houkot Hagoy) sera repoussé par dérogation rabbinique (cf.
Baba Kama daf 83), comme l’explique le
Beit Yossef (Y’’D §178) qu’en cas de crainte (même indirecte et non-imminente) pour la vie (Mishoum Hatsalat Israel), les Sages l’ont autorisé.
Il est donc évident que, PARFOIS, la présence d’un ambassadeur ou d’un grand rabbin (ou similaire) peut s’avérer indispensable au bon maintien des relations, elles-mêmes nécessaires pour éviter certains dangers.
Certains pourraient se dire que, de nos jours, au XXIème siècle, en France, on est loin de ces époques sombres où les juifs étaient souvent menacés de pogromes et d’expulsion.
C’est à peu près l’idée qu’on retrouve dans le
Zikhronot Eliahou (Mani) (O’’H lettre Mem §8) pour qui la plus grande partie des Heitérim «
Mishoum Eiva » ne devraient plus s’appliquer de nos jours où les non-juifs ne peuvent plus s’en prendre à nous sans raison juridique valable.
Mais il me semble que c’est très discutable.
Il n’est pas nécessaire d’envisager des pogromes en bonne et due forme, ni non plus nécessaire que le danger soit imminent et qu’il concerne la majorité des juifs du pays.
Il suffit que (par ces négligences) cela puisse coûter la vie à UNE personne, pour que l’on reconsidère même l’interdit Min Hatorah de ‘Houkot Hagoy (cf.
Beit Yossef op cit).
En l’occurrence, même au XXIème siècle, même en France, nous avons vu à quel point le danger est latent et toujours possible.
Oui, au XXIème siècle, en France, il y a eu des Juifs assassinés parce que juifs.
La qualité des relations de nos représentants avec les autorités civiles pourra influencer (de manière positive ou négative) le traitement de ces affaires et, partant, créer une atmosphère plus ou moins favorable et encourageante pour les assassins en volonté (de récidiver ou) d’imiter leurs héros.
Lorsqu’on voit de quelle manière a été traitée l’affaire
Sarah Halimi, on se demande quelle part ont ces [ir]responsables de la justice dans l’assassinat de
Mireille Knoll (et d’autres hélas), et on comprend à quel point le manque de volonté de la justice française est un danger pour la communauté juive, même au XXIème siècle, même en France.
Quant aux autres pays, n'en parlons pas. Depuis le pogrom perpétré en Israël à Shmini Atséret/Sim'hat Torah, le 7 octobre dernier, l'antisémitisme est malheureusement à la mode un peu partout (-surtout là où il y a des musulmans).
[Précision pour ceux qui ne savent pas convenablement lire -si vous ne vous sentez pas concerné, vous pouvez la sauter : ça ne veut pas dire qu’il faille tout autoriser systématiquement à tous les responsables communautaires, sans distinction et sans consulter un Rav.]
Rav Herzog (Te’houka Leïsrael tome 1, p.14) écrit qu’en cas de grand besoin, on autorisera.
R. ‘Haim David Halévy (Assé Lekha Rav IV, §53) écrit qu’il est autorisé d’entrer dans une église qui ne sert plus (du tout) de lieu de culte, mais uniquement de musée ou similaire. (Mais pas une église qui est encore en fonction. Cf.
Assé Lekha Rav II, §4).
Rav Yossef Messas (Mayim ‘Haim II, Y’’D §108) est lui-même entré dans une église ( !) "עמדתי על עניין הנוצרים בעבודתם והפצרתי ביהודי אחד מכיר כומר אחד להציגני לפניו ולשאול את פיו על רזא דנא וכן היה נתועדנו שלושתנו בבית תפילתם".
Cependant, lorsque c’est en tant que Moré Horaa et qu’il doit clarifier ce qu’est la religion chrétienne pour savoir comment le judaïsme doit la considérer, c’est autorisé. cf.
Rambam Avoda Zara (§3,2), Rambam Sanhédrin (§2,1).
Et son analyse l’a amené à la conclusion que le christianisme (du moins à Tlemcen il y a plus d’un siècle) n’était pas de la Avoda Zara (-conclusion qui n’est pas partagée par tous).
Le
Rav Israel Moshé ‘Hazan dans son
Shout Krakh Shel Romi (§1 daf 4a) rapporte qu’à Smyrne, de grands rabanim allaient à l’église dans une pièce attenante
(Mea’horei hapargod -pas très clair ce que cela signifie, en dehors de l’église stricto sensu ? ou à l’intérieur mais derrière un rideau ? ou dans une pièce attenante ?) écouter les airs de leurs prières pour s’en inspirer (!!). Cf.
Shout Bnei Vanim (III, §35). [et voir
Shoul’han Aroukh (Y’’D §142,15) : אסור לשמוע כלי שיר של אלילים].
En conclusion, ce qui ressort des Poskim dans leur majorité, c’est qu’il y a des dérogations en cas de besoin, surtout pour les représentants du judaïsme (mais pas que), cependant chaque situation doit être validée par une autorité rabbinique compétente afin de définir ce qu’on appelle un « besoin ».
Par contre, visiter par curiosité reste interdit.
En 2015 un juif qui allait visiter Venise m’a demandé (mais pas sur ce site) s’il pouvait y visiter aussi les églises, j’ai répondu qu’on n’entrera pas dans un lieu de culte qui nous est interdit au titre de Avoda Zara, comme une église.
Et que peut-être que l'interdit serait discutable pour l'église Saint-Maurice qui a été désacralisée mais, au même titre que toutes les nombreuses autres églises de Venise (qui sont anciennes de plusieurs siècles), cet endroit m'inspire tout sauf du respect et de l'extase, car ces bâtiments ont aussi abrité des criminels antisémites et barbares, qui ont torturé et massacré nos ancêtres avec une cruauté rarement égalée et c'est parfois au sein même de ces bâtisses que se regroupaient ces impies.
Comment pourrais-je admirer leur structure, leur architecture, voire même leur simple façade, quand je sais que, dans les pays d’Europe (et pas seulement en Italie), l'image de ces lieux terrorisait et hantait les nuits de tant de juifs innocents -dont mes ancêtres- durant des siècles.
Il n’y a pas à "en vouloir" à leurs descendants ni aux actuels fidèles de ce culte, qui n'y sont pour rien, aussi, on ne peut pas se sentir ennemi de personnes uniquement à cause d'une animosité à l'encontre de leurs ancêtres.
Les chrétiens (pieux) sont nos frères, ainsi que tout humain qui cherche à se parfaire et être juste et droit. Mais pour ce qui est de ces anciens bâtiments, il s'agît bien des mêmes églises, elles n'ont pas bougé...
Donc même sans parler de Halakha, lorsqu’on voit une vieille église à Venise, plutôt que de vouloir y pénétrer, ce qui doit nous habiter c’est un sentiment de mépris et d'injustice, mêlé de compassion pour toutes les victimes trucidées durant des siècles par le christianisme.
Même si ces églises ont assurément -aussi- abrité, à différentes époques, des gens pieux et sincères (et que, de nos jours, la religion chrétienne est une religion de bonté et de justice), il est difficile d’oublier l’aspect criminel que rappellent ces bâtiments par leur passé.
Ainsi, même un représentant du culte (juif) qui obtient un Heiter pour pénétrer dans une église, si elle est ancienne, il ne doit pas oublier qu’en parallèle de l’aspect Halakhique pour lequel il a obtenu une dérogation, le lieu lui-même reste un rappel de tant d’injustices et de crimes dirigés contre les juifs (et autres).
D.ieu merci, le christianisme a (enfin) ouvert les yeux après des siècles de crimes odieux perpétrés par millions (tout en se targuant d’être la religion de l’amour !), je suis convaincu que les fervents chrétiens parmi nos contemporains seraient tétanisés s’ils savaient tout le mal qui a été fait sur terre au nom de leur religion
(généralement, ils ne sont même pas au courant de 10%).
Baroukh Hashem c’est derrière nous, fasse D.ieu que toutes les religions sachent se corriger et que la recherche de justice et de vérité anime les hommes, toujours dans le respect des autres.