Citation:
Dans le langage courant, on emploie des expressions comme: " j'ai eu la chance de ..." "par malchance, j'ai ..."
J'ai le sentiment que ça donne l'impression que c'est le hasard qui gouverne le monde.
Ne devrait-on pas dire "Grâce à Dieu il m'est arrivé..." et pour un événement négatif "Dieu a voulu que".
Quelle la position de Hazal ? Parler de chance/malchance est tout a fait licite ? Mieux vaut invoquer Dieu ? Il ne faut pas parler de chance/malchance.
Les sages du Talmud disent
(Shabbat 156a) « Ein Mazal Leïsrael » (אין מזל לישראל), ce qui signifie qu’aucune influence astrale ne saurait être définitive et impacter le juif à l’encontre de sa volonté et de ses prières.
(C’est l’interprétation que donnent les Rishonim, dont Rashi. Excluant l’absence totale de Mazal.)
Un juif ne devrait donc pas rattacher ce qui lui arrive à la chance ou la malchance.
Pas que l’expression «
j’ai eu la chance de… » soit nécessairement à prohiber et à bannir du langage, mais il est préférable d’y ajouter « par l’aide de D.ieu » (ou similaire) ou a minima en être conscient.
Un autre texte talmudique
(Moed Katan 28a), de Rava, indique que certaines choses
(la longévité, les enfants et la Parnassa) ne dépendent pas des mérites mais de la chance/du Mazal : חיי בני ומזוני לא בזכותא תליא מילתא אלא במזלא תליא מילתא
D’autres passages du Talmud laissent entendre que la Parnassa dépendrait du Mazal, comme dans
Taanit (25a) à propos de R. Elazar ben Pedat qui était pauvre (et qu’il aurait fallu changer tout le monde pour qu’il naisse sous une meilleure étoile).
Cela parait contradictoire avec le texte de
Shabbat (156a) cité plus haut אין מזל לישראל.
Les Rishonim soulignent cette contradiction. Le
Ritva (Moed Katan 28a) explique que cela veut dire que ces trois choses ne dépendent pas « uniquement » du mérite, mais « aussi » du Mazal (de la chance).
C’est une idée similaire que l’on retrouve dans
Tosfot (ad loc). Ce
Tosfot rapporte la question de la contradiction au nom… des
Tosfot ! et y répond que «
parfois » la chance peut influer et d’autres fois non. Amenant pour preuve le cas de R.E. ben Pedat.
Le
Méiri (Moed Katan 28a), quant à lui, écrit que l’opinion de Rava (חיי בני ומזוני לא בזכותא תליא מילתא אלא במזלא תליא מילתא) est un avis isolé et n’est pas retenu, car on retiendra pour règle que « Ein Mazal Leïsrael » אין מזל לישראל.
Ces expressions rattachant les choses au Mazal auraient été formulées essentiellement pour apaiser l’indignation face au phénomène du Tsadik qui souffre (Tsadik Vera Lo) en le présentant simplement comme Tsadik « malchanceux ».
Mais il faut savoir que dans
Shabbat (156a) c’est une Ma’hloket, et R. ‘Hanina dit que la chance joue sur la richesse et l’intelligence (מזל מחכים, מזל מעשיר, ויש מזל לישראל). C’est R. Yo’hanan qui n’est pas d’accord et proclame אין מזל לישראל.
Donc Rava s’inscrirait dans la Shita de R. ‘Hanina.
Ceci ne constitue pas une difficulté majeure par rapport à ce qu’écrit le
Méiri, un «
Daat Ya’hid » peut être partagé par plus d’une personne.
Il faut néanmoins noter que le Talmud dans
Nida (16b) nous dit qu’avant la naissance, un décret divin fixe les attributs du bébé pour sa vie concernant la force, l’intelligence et la richesse (טיפה זו מה תהא עליה גבור או חלש חכם או טיפש עשיר או עני).
De nouveau, nous voyons que ces points ne dépendent pas des mérites…
C’est un enseignement de R. ‘Hanina Bar Papa et qui est repris par Reish Lakish (mais pas forcément suivi par R. Yo’hanan qui interprète le passouk autrement, R. Yo’hanan rejoindrait en cela sa propre opinion dans
Shabbat 156a « Ein Mazal Leïsrael »).
Le
Ran (Drashot §8, sv. Oumipnei -Bnei Torah 1992, p.220) explique que « Ein Mazal Leïsrael » ne veut pas dire qu’il n’y ait aucun « mazal » mais cela signifie que la prière et la Tsedaka peuvent changer le Mazal et l’améliorer.
Alors que R. ‘Hanina penserait que la prière et la Tsedaka ne pourraient rien changer au Mazal sur ces points que sont l’intelligence et la richesse (מזל מחכים מזל מעשיר).
[NB : cela signifierait que toutes les prières pour gagner plus d’argent seraient vaines et futiles… !]
Par contre, tous s’accorderaient (même Rava et R. ‘Hanina) qu’en matière de (Kiyoum Ha)mitsvot et Aveirot, le Mazal n’aurait aucun impact, il n’en aurait que pour ce qui est « matériel », c’est le sens de ce que disait Rava « חיי בני ומזוני לא בזכותא תליא מילתא אלא במזלא תליא מילתא », en parlant des aspects « matériels » de la vie.
Au-delà des discussions rabbiniques, il semble évident et incontestable que certaines choses sont des dons du Ciel dès la naissance, l’intelligence et la force physique citées dans
Nida (16b) sont assurément des données de naissance ; il est possible de les travailler, de les améliorer, mais une prédisposition existe chez certains alors que d’autres en sont privés.
La même chose concernant la richesse. Certains semblent avoir un don pour tout transformer en argent, d’autres sont doués pour s’appauvrir.
On peut dire la même chose sur d’autres aptitudes et dons du Ciel, comme la beauté, la voix / l’oreille musicale, l'agilité, etc.
Le
Rashba a été consulté
(Shout Harashba I, §148) à propos de l’adage « Ein Mazal Leïsrael » qui semble contredire le sens obvie des versets de la Torah qui annonce des promesses de Parnassa en fonction de l’accomplissement des Mitsvot (comme on le dit tous les jours dans le Shema et encore d’autres, voir dans
Shout Harashba I, §409).
Je souligne que le
Rashba écrit dans sa réponse que les sages du Talmud sont en désaccord dans plusieurs passages du Talmud sur ce point
(bien que seul le passage de Shabbat 156a soit explicite).
Le
Rashba répond que les discussions talmudiques concernent l’individu alors que les versets de la Torah concernent la communauté (effectivement, dans les promesses de parnassa les versets parlent de pluies bénéfiques etc. la pluie ne saurait tomber pour le juste et non pour son voisin qui le serait moins).
Cependant, le
Rashba explique que sa réponse vaut pour l’opinion « Yesh Mazal »
(qui dit que la Parnassa ne dépend pas des mérites mais du Mazal, d’après eux, il faut dire que la Torah ne parle que de la parnassa « collective »), mais pour ceux qui pensent « Ein Mazal Leïsrael », on peut dire que la Torah parle pour l’individu comme pour la collectivité
(remarque : restera la difficulté de faire tomber de la pluie ciblée…).
Dans une réponse similaire
(Shout Harashba I, §409), il omet cette distinction entre les opinions et se contente de dire que les versets parlent du Klal alors que le Talmud parle du Prat, de l’individu.
Un autre développement se trouve dans le
Shout Harashba (V, §48).
Si l’on suit cette logique et que l’on interprète les versets de la Torah comme concernant aussi le Prat (l’individu), il faudra dire que la règle qui veut qu’il n’y a pas de récompense pour les Mitsvot dans ce monde-ci (שכר מצוה בהאי עלמא ליכא) (
Kidoushin 39b et
‘Houlin 142a) suivrait l’opinion « Yesh Mazal Leïsarel »
(car si les versets de la Torah parlent aussi du Prat, ils disent donc explicitement que l’individu vertueux se verra récompensé dans ce monde). C’est une remarque de
Rav El’hanan Wasserman dans
Kobets Inyanim (Likoutim, p.111).
De toute manière, il faut savoir que ce point aussi est discuté
(s’il y a des récompenses pour l’accomplissement des Mitsvot dans ce monde ou pas du tout).
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je préfère poster cette réponse
(sans même prendre le temps de me relire) avant de l’alourdir de trop.