Alors que le monde ne connaissait avant la Tour de Babel qu’une « seule langue et des paroles identiques » (Berèchith 11,1), la conséquence de la faute commise par ceux qui avaient entrepris de la construire a été que « Hachem a confondu le langage de toute la terre, et de là que Hachem les a dispersés sur la face de toute la terre » (11, 9). Au monolinguisme originel de l’humanité a succédé le polylinguisme qui caractérise depuis lors les rapports entre les sociétés humaines.
A l’hébreu, que la tradition juive considère, ainsi que l’explique Rachi, comme la langue originelle de l’humanité, se sont ainsi substituées chez les peuples dispersés des langues diverses (soixante-dix à l’origine) qui ont empêché tout dialogue direct entre les individus issus de souches différentes.
Cette différence entre les langues n’a pas seulement entraîné des murs, parfois infranchissables, entre les sociétés, mais aussi, et cela va de soi, des différences culturelles dans les façons pour les hommes de s’exprimer.
Si nous prenons, par exemple, les langues qui connaissent le verbe « avoir », avec ses variantes comme to have en anglais ou haben en allemand, issues de la racine latine habere (« tenir », ou « posséder »), il en ressort que le rapport que l’homme entretient avec les choses est chez elles un rapport de possesseur à possédé. Cela veut dire que l’emprise de l’être humain sur l’œuvre de création est caractérisée par un rapport « homme à chose » dans lequel n’intervient aucune donnée spirituelle.
La langue hébraïque, en revanche, présente cette particularité de ne pas connaître le verbe « avoir ». Pour exprimer l’idée de possession ou de propriété, elle utilise un détour : yèch le… (« il y a à… », comme dans : yèch li lé‘hèm [« j’ai du pain »]). En d’autres termes, l’idée de propriété fait intervenir un troisième facteur, de nature spirituelle celui-là, un lien subtil qui relie le possédé au possesseur.
Les conséquences de cette dissemblance sont considérables. Comme l’écrit le Rabbin Elie MUNK dans La voix de la Thora (I, 116), le changement qui est intervenu à l’époque de la « génération de la dispersion » a fait prévaloir une conception subjectiviste imprégnée d’arbitraire sur le principe de la vérité objective. La politique collectiviste qui avait été à l’origine de la construction de la Tour et dont l’échec était devenu éclatant, connut la réaction des doctrines individualistes, réfractaires à la connaissance de toute autorité, fût-elle celle de l’Etre divin. Cette nouvelle vague aboutit à l’érection d’une civilisation égocentrique.