La question posée se décompose en deux interrogations distinctes :
1. Quelle valeur intrinsèque la Tora attribue-t-elle au travail ?
2. Quel intérêt la société juive a-t-elle à entretenir et à développer les institutions d’études comme les yechivoth et les kollelim ?
1. En affirmant qu’il faut « aimer le travail » (Avoth 1, 9), et que « sans “farine” il n’y a pas de Tora, sans Tora il n’y a pas de “farine” » (Ibid. 3, 17), la Michna atteste que le travail possède une noblesse propre.
Cette noblesse propre tient à plusieurs raisons, et notamment au fait qu’elle est étroitement liée à l’accomplissement des mitswoth. Pour pouvoir exécuter certains commandements, comme ceux qui sont liés, par exemple, à l’alimentation, il est nécessaire de se positionner en aval de certaines activités matérielles. Pour réciter le qiddouch, on a besoin de viticulteurs, pour réciter la berakha de ha-motsi, on a besoin de boulangers, etc.
Ce que l’on nous apprend ici, en somme, c’est que le judaïsme n’est ni une désincarnation ni une ascèse, et que le monde matériel, et par conséquent les activités économiques, lui sont co-substantielles.
Quant au passage de la Guemara selon lequel « celui qui jouit de l’ouvrage de ses mains s’acquiert plus de mérites que celui qui craint le Ciel » (Berakhoth 8a), il faut le comprendre à la lumière du verset qui en constitue le support : « Lorsque tu mangeras du travail de tes mains, tu seras heureux, et il te sera bon » (Psaumes 128, 2).
Ce passage ne constitue pas, semble-t-il, un éloge du travail en tant que tel. La Michna (Avoth 4, 1) comprend ce verset comme proclamant que la véritable richesse se trouve chez celui qui se satisfait de son sort.
De même, les commentateurs classiques, comme le Metsoudath David et Malbim (ad Psaumes 128, 2), considèrent que ce verset fait l’éloge, non pas du travail en soi, mais de la modération et de l’indépendance par rapport à autrui.
2. En ce qui concerne la légimité des yechivoth et des kollelim, il faut considérer leur existence, abstraction faite de toute considération transcendante, comme aussi justifiée que les institutions de recherches créées par les Etats.
Aucune civilisation, aucun régime politique, ne peuvent se permettre de déconsidérer les activités intellectuelles dépourvues de retombées économiques et de se concentrer exclusivement sur celles qui apportent des résultats rentables.
C’est ainsi que le « Centre national de la Recherche scientifique » (C.N.R.S.) a été créé par la France en octobre 1939, alors qu’elle était déjà entrée dans la seconde guerre mondiale. Cette institution comporte, certes, des retombées économiques, mais aussi des domaines d’activités qui n’en ont aucune, comme la philosophie ou la littérature.
Il en va de même des des yechivoth et des kollelim. Si le judaïsme a pu traverser ses trois millénaires d’existence, dont deux millénaires d’exil, c’est parce qu’il a toujours privilégié la transmission de la connaissance de génération en génération. S’il n’avait été qu’une culture dépourvue de tout message, il aurait disparu au fil des siècles, comme se sont dissoutes les civilisations égyptiennes, assyriennes, chaldéennes, perse, grecque, romaine, etc.
Il convient d’ajouter que la communauté juive s’est trouvée, après la Choah, dans l’impérieuse nécessité de panser les plaies laissées par le massacre d’une grande partie de ses Maîtres. C’est cette nécessité qui, dans une certaine mesure, explique le développement des études de Tora depuis 1945.