Citation:
Dans une récente interview des fils de Rav Chajkin zatsal, ils racontent que leur père encourageait (au moins ses enfants) à étudier pour eux plutôt que de prendre un poste de roch yechiva / maguid chiour.
Je sais que vous avez un peu parlé de cette notion dans votre hesped sur Rav Kanievsky, du coup je voulais éclaircir un point : comment concilier cela avec l'idée de lilmod al menat lelamed (Avot 4,5 en excluant le piroush de bishvil sheyikra rabi) ?
Pour Rav Kanievsky, j'imagine qu'il était mekayem al menat lelamed avec tous les sfarim qu'il a ecrit, mais est ce que tout le monde peut se dire je vais étudier des années pour moi en étant "juste" avrekh et par la suite je pourrais ecrire des sfarim ? Y a t il un interet particulier à n'étudier que pour soit sans jamais donner de shiourim ?
Je parle d'un cas théorique ou l'argument parnassa ne rentrerait pas en compte évidemment.
Vous citez la Mishna de
Avot (4,5) qui parle de « lilmod al menat lelamed » (étudier dans l’intention de pouvoir enseigner) comme si c’était la recommandation ultime et l’orientation qu’il fallait avoir.
Mais pourtant cette même mishna dit bien que cette intention n’est pas la préférable, elle nous dit que celui qui étudie dans le but de pouvoir enseigner y parviendra, mais qu’il reste préférable d’étudier dans le but de pouvoir « accomplir » et cela amènera l’homme à pouvoir bien
étudier,
enseigner,
respecter et
accomplir.
הלומד על מנת ללמד, מספיקין בידו ללמד וללמד. והלומד על מנת לעשות, מספיקין בידו ללמד וללמד לשמר ולעשות
Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que
Rav Chajkin ait pu dire à ses enfants de viser l’étude afin de pouvoir accomplir, plutôt que de leur conseiller l’étude dans un objectif d’enseignement.
L’étude dans le but d’enseigner n’est pas en soi condamnable, ça reste une valeur et cela semble être valorisé dans cette Mishna ainsi que dans la Brayta de
Avot (6,6), néanmoins il semble que l’étude dans le but d’accomplir soit une valeur supérieure (Cf.
Rashi ad loc, pour le Nossa’h A’her qu’il cite).
[Il existe une autre version de cette Mishna qui ajoute le mot אין , cela donne : הלומד על מנת ללמד, אין מספיקין בידו ללמד וללמד .
C’est-à-dire celui qui étudie en vue d’enseigner, sera empêché par le Ciel d’y arriver convenablement.
Ce qui change tout.
On semble critiquer celui qui étudie la Torah en vue de pouvoir l’enseigner, c’est étrange.
Rashi, qui avait cette Guirsa, explique donc הלומד על מנת ללמד, comme signifiant «
celui qui étudie dans le but d’accéder à un poste honorifique, de se faire appeler « Rabbi ». C’est pourquoi il est critiquable.]
Dans l’absolu, considérations de Parnassa mises à part, il est préférable d’étudier un maximum pour absorber tout ce que l’on peut de la Torah.
Celui qui le fait peut savoir et être conscient que cela le mènera certainement à un niveau qui fera que d’autres pourront, un jour, profiter de sa Torah, mais son objectif doit être la volonté d’apprendre toute la Torah (al menat lekayem, of course).
C’est ce qu’on fait plusieurs Rabanim, comme le
‘Hazon Ish qui ne visait absolument pas un poste, mais uniquement d’étudier la Torah.
Il conseillait aussi aux Avrekhim de viser à se « remplir de Torah » autant que faire se peut et jusqu’à un âge avancé ; selon lui il fallait viser 50 ans.
A cet âge, l’avrekh en question pourrait aussi s’ouvrir aux autres et partager son savoir et sa compréhension.
Le
‘Hazon Ish lui-même a suivi cette voie, il ne donnait aucun shiour et étudiait dans son coin, sans partager, sans diffuser (à part via des Sfarim), sans renforcer les autres, et ce, au moins jusqu’à ses 50 ans.
Quelqu’un avait demandé au
‘Hazon Ish, pourquoi n’avait-il pas considéré la multitude de gens qu’il aurait pu aider et diriger dans la Torah s’il s’était ouvert un peu plus tôt ?
Quelle perte pour le Klal Israel ! etc.
Durant ces années, certains auraient pu profiter de son enseignement, ils se seraient probablement renforcés dans la Avodat Hashem à son contact, etc…
Le
‘Hazon Ish lui a répondu que c’est vrai mais qu’il convient malgré tout de rester dans son coin jusqu’à cet âge avancé, afin de se remplir de Torah, car le fait de « s’ouvrir » plus tôt au Tsibour implique un frein dans l’apprentissage de la Torah, et si les rabanim ne se forment que jusqu’à l’âge de 30 ans avant de commencer à donner des cours, ils seront forcément moins compétents que ce qu’ils auraient pu être s’ils avaient pu rester « au kolel » jusqu’à 50 ans.
Dit autrement : si le
‘Hazon Ish avait agi autrement, il ne serait pas devenu « LE ‘Hazon ish ».
Il aurait assurément été un grand Talmid ‘Hakham, mais pas aussi grand qu’il a pu le devenir en s’isolant totalement jusqu’à un certain âge -et même après, il acceptait de diriger les affaires du Tsibour, mais n’est pas devenu rabbin, ni dayan, ni rosh yeshiva…
C’est un peu la Hashkafa lituanienne, dans laquelle le
‘Hazon Ish et
Rav Chajkin (et tant d’autres) se retrouvaient.
D’un autre côté, je ne vous cache pas qu’une Hashkafa relativement contraire existe, notamment chez des Rabanim Sfarades. Pas tous, mais certains d’entre eux.
Ayant généralement une Hashkafa du judaïsme beaucoup plus "terre-à-terre"/humaine, souvent leur motivation a été de "devenir Dayan".
Rav Ovadia Yossef avait pour motivation, depuis tout jeune, de devenir « le plus grand Rav »
(je le tiens de son fils).
Son accession au poste de grand rabbin d’Israël a été vécu par lui comme l’accomplissement d’un rêve, d’où sa déprime lorsqu’il en a été « destitué ».
Dans le monde Ashkenaze, seuls les parfaits Amei Haarets considèrent le grand-rabbin d’un pays comme le plus grand Rav/Talmid ‘Hakham.
Tous ceux qui touchent un peu au limoud savent que grand-rabbin est un poste
(souvent essentiellement politique) et non un gage de Gdoula ou de ‘Hokhma.
Mais chez les Sfaradim c’est (parfois) vécu autrement.
Ils voient en l’accession à un poste honorifique officiel, une réelle consécration. (Un ashkenaze la verrait plutôt en étant Rosh Yeshiva, mais pas rabbin et surtout pas grand-rabbin qui est avant tout un poste politique.)
Un
‘Hazon Ish aurait tout fait (ou presque) pour refuser un poste aussi prenant, alors que
ROY aurait tout fait (ou presque) pour accéder à ce poste.
C’est aussi la Hashkafa de son fils
Rav Its’hak Yossef, actuel grand-rabbin d’Israël.
On comprend de son discours que c’était pour lui aussi un objectif, que son accession à ce poste était plus que voulue et rêvée.
[Il lui est arrivé, plus d’une fois, en Shiour, de laisser échapper quelques phrases desquelles on voit que -pour lui- c’est un poste souhaitable et enviable.
Il a dit, par exemple, en parlant d’un célibataire de ‘Houl qui serait en Erets pour étudier mais qui ne compterait pas s’y installer une fois marié, concernant le Yom Tov Shéni, qu’il ne peut pas forcément en être sûr, car, «
si on lui proposait un shidoukh exceptionnel » (qui impliquerait d’habiter en Israël), «
par exemple si on lui propose une fille de grand-rabbin », il pourrait changer d’avis etc…]
Le Talmid ‘Hakham Ashkenaze aura en tête tous les Maamarim disant que la «
Rabanout Mekavéret et baaleia »
(Psa’him 87b, Yoma 86b, Brakhot 55a…), ou encore «
Sna et harabanout veal titvada larashout »
(Avot I, 10), et verra le poste de grand-rabbin avant tout comme une source de Bitoul Torah.
Il l’acceptera donc plutôt par nécessité (Parnassa/etc.) que par volonté profonde ou rêve personnel.
Tandis que le Talmid ‘Hakham Sfarade y verra l’occasion d’avoir une grande influence de ‘Hizouk sur le Tsibour et fera passer au second plan le Bitoul Torah inhérent à ce poste, en considérant que «
Bitoula Shel Torah Zéhou Yessoda »
(Mena’hot 99b).
[Bien entendu, lorsque je classe ashkenaze/sfarade, je parle d’une mentalité générale, Al Harov, mais il ne s’agit pas de dire qu’il n’y aurait aucun sfarade qui aurait la hashkafa désignée comme ashkenaze, ni qu’il n’y aurait aucun ashkenaze qui aspirerait à un poste de grand-rabbin.]
Rav Tsvi Pessa’h Frank a tout fait pour éviter de devenir Dayan, ce qu’il a finalement été contraint d’accepter, à contre-cœur, en raison de sa pauvreté extrême (au point de ne pas pouvoir nourrir ses enfants).
Tandis que
Rav Ovadia Yossef était séduit par une telle proposition, il a tout de même demandé au
‘Hazon Ish s’il devait l’accepter, ce dernier lui a indiqué de refuser le poste de dayan qu’on lui proposait, mais
Rav Ovadia ne l’a pas écouté, il est ensuite allé voir
Rav Ezra Attia qui lui a conseillé d’accepter ce poste et il a suivi ce conseil.
On voit là encore cette différence : pour le
‘Hazon Ish cela freinerait le Limoud de
ROY, il faut donc refuser (tant qu’on a à manger), alors que pour
Rav Ezra Attia c’est souhaitable malgré tout.
J’en reviens à
Rav Chajkin, qui avait des Hashkafot lituaniennes, selon lesquelles il faut viser à étudier autant que possible et non avoir pour objectif de devenir rabbin ou rosh yeshiva ou enseignant
(du moins pas avant un âge avancé, comme l’a dit le ‘Hazon Ish). Voilà pourquoi il encourageait ses enfants dans ce sens.