Le peuple juif a toujours manifesté de la répulsion envers l’ivrognerie. De nombreuses sources en témoignent : Les chapitres 9 et 19 de Berèchith rendent compte des méfaits de l’état d’ivresse où se sont trouvés Noé et Lot. Le livre des Proverbes (23, 30 à 35) décrit les ravages que peut causer le vin. Selon le Midrach, c’est parce qu’ils étaient ivres que Nadav et Avihou ont perdu la vie lors de l’inauguration du Tabernacle (Wayiqra rabba 20, 9), et « il n’est rien comme le vin qui soit pour l’homme cause de gémissements de malheur » (Sanhédrin 70b).
Et pourtant, nous apprenons dans la Guemara : « Un homme a l’obligation libesoumei à Pourim jusqu’à ne plus savoir (ad de-lo yada’) [la différence] entre : « Maudit soit Haman ! » et : « Béni soit Mardochée ! » (Meguila 7b).
La traduction la plus communément répandue du mot libesoumei est : « boire jusqu’à atteindre un état d’ébriété ». C’est à partir d’elle que s’est répandue l’habitude observée par beaucoup de Juifs de boire à Pourim jusqu’à l’ivresse.
Mais cet usage donne souvent lieu à des débordements regrettables, et ceux qui croient accomplir une mitswa en buvant jusqu’à l’ivresse pendant Pourim en arrivent parfois à compromettre leur propre dignité, et plus grave, celle de la Tora. De l’exécution d’une mitswa à un ‘hilloul Hachem, il n’y a qu’un pas, et nombreux sont malheureusement ceux qui le franchissent
Certains commentateurs, comme le Qorban Nethanel, le Kol bo (Hilkhoth Pourim 45), et d’autres encore, font remarquer à ce sujet que la Guemara n’emploie pas le mot : le-hichtakèr, qui serait seul approprié s’agissant de l’ivresse due à l’alcool, comme dans Berèchith 9, 21 où il est question de l’ébriété de Noé (wayichkar : « il s’enivra »), ou comme dans II Samuel 11, 13 (wayechakerèhou : « [David] enivra [Urie] »).
Il convient par ailleurs de remarquer que l’on trouve à plusieurs reprises dans la Guemara (Souka 51a, Meguila 32a, ‘Avoda zara 47a, ‘Arkhin 11a) l’expression : libesoumei qala, dans le sens de : « adoucir la voix ».
Ces exemples prouvent à l’évidence que le mot libesoumei ne comporte pas d’emblée de connotation « éthylique ».
Aussi bien, les rabbins se sont-ils efforcés depuis les époques les plus lointaines de modérer, le jour de Pourim, les ardeurs des consommateurs de boissons fortes.
Rabbeinou Efrayim (Algérie – Xiè et XIIè siècles) propose une interprétation intéressante du passage de la Guemara Meguila cité ci-dessus : Immédiatement après avoir posé la règle qui ordonne de « s’enivrer » à Pourim, le texte raconte que Raba avait une fois invité rav Zeira à consommer avec lui le repas de cette fête. Etant dans un état d’ivresse avancée, il prit un couteau et égorgea son hôte. Lorsqu’il eut cuvé son alcool, Raba se rendit compte de ce qu’il avait fait. Il supplia Hachem de rendre la vie à rav Zeira, et il fut exaucé.
L’année suivante, nouvelle invitation de Raba à rav Zeira. Celui-ci la déclina cependant, en déclarant qu’il ne pouvait pas compter sur un nouveau miracle.
Pourquoi ce récit, se demande Rabbeinou Efrayim, fait-il immédiatement suite à l’énoncé de la mitswa qui veut que nous buvions à Pourim ? C’est pour nous montrer, répond-il, que cette mitswa est dangereuse et qu’il ne faut pas la prendre au pied de la lettre. Nous avons certes le devoir de consommer des boissons fortes, mais avec modération.
Le Maharal de Prague explique que l’objectif que nous devons chercher à atteindre le jour de Pourim est la sublimation de notre nature matérielle. Lorsque Haman a décidé d’exterminer les Juifs, il n’a pas distingué ceux qui croyaient en Hachem de ceux qui ne Lui étaient pas fidèles. C’est l’existence physique du peuple juif qu’il ne pouvait pas tolérer. Aussi a-t-il ordonné de le massacrer entièrement, sans aucune discrimination entre ceux qui le composaient. Cette « matérialité » du génocide ordonné par Haman a eu pour effet de rendre la fête de Pourim également tournée vers le matériel : repas et consommation de boissons fortes, activités étrangères à nos dimensions intellectuelles. Nous devons nous efforcer, ce jour-là, de fonctionner comme des êtres physiques, au point de ne plus pouvoir distinguer entre : « Maudit soit Haman ! » et : « Béni soit Mardochée ! »
Quant à la mise en pratique de la mitswa, la plupart de nos grands codificateurs (Rambam, Hilkhoth Meguila 2, 15 ; Choul‘han ‘aroukh Ora‘h ‘hayim 695, 2 ; Michna beroura ibid. ; ‘Aroukh ha-choul‘han ibid.) prônent la modération.
Le ‘Hayyei adam, cité par le Biour halakha (692, 2), estime que « si l’excès de boissons consommées à Pourim risque de compromettre une autre mitswa, comme la récitation de Birkath ha-mazone, celle de Min‘ha ou de Ma‘ariv, ou de conduire à un comportement grossier, mieux vaut ne rien boire du tout ».
Selon Rema (Choul‘han ‘aroukh Ora‘h ‘hayim 695, 2 – voir aussi Kitsour Choul‘han ‘aroukh 142, 6), il faut boire plus que d’habitude afin de se souvenir du grand miracle qui a eu lieu à Pourim, puis on doit s’endormir. Une fois plongé dans le sommeil, en effet, on devient incapable de distinguer entre : « Maudit soit Haman ! » et : « Béni soit Mardochée ! »
Contrairement aux apparences, il n’est nullement recommandé de s’enivrer à Pourim.