Pourim et la Deuxième Guerre Mondiale.
Au lendemain de Pourim, je voudrais traiter d’un argument souvent employé dans les divers séminaires de Kirouv, et qui est particulièrement efficace pour démontrer, à la surprise des participants, que la Torah prédit les événements futurs, soit directement, soit par le biais d’allusions.
Je veux naturellement parler de la correspondance entre la mort des 10 fils de Haman dans la Meguilat Esther, d’une part, et le procès de Nuremberg après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, de l’autre.
Comme indiqué dans un précédent message, il y aura même bientôt un film à ce sujet : voyez
http://www.pourim1946-lefilm.com/
Je n’ai pas vu ce film, et pour cause – il n’est pas encore sorti ! Mais, même s’il faut réserver un jugement final pour le moment de sortie du film, la thèse défendue semble être identique aux idées avancées depuis des années par les organisations de Kirouv, la seule originalité résidant peut-être dans l’intervention de participants de niveau universitaire.
Aussi vais-je dans un premier temps exposer l’argument des séminaires type Oraita, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, avant de démontrer par la suite son inanité.
(Voyez aussi ici pour des présentations de l’argument sur Internet :
http://www1.alliancefr.com/~zmanim/pourim/SiPour16.htm
ou bien
http://www.image-in.co.il/SHALOM/pourim.htm)
Bonne lecture, et n’hésitez pas à réagir sur cette file pour faire part de votre sentiment !
A) La preuve.
Dans le récit de la Meguilat Esther que nous venons juste de lire, le roi Ahachverosh demande à Esther, après le premier jour des combats, de lui indiquer quel désir elle souhaite voir exaucer (Esther 9,12).
Esther demande alors de faire pendre les dix fils du méchant du récit, Haman, à une potence (9,13) - ce qui fut fait. Fin du premier acte.
Deuxième acte : le 16 octobre 1946 furent exécutés, à l’issue du procès de Nuremberg, dix très hauts dignitaires nazis. Ce nombre correspond, comme par coïncidence, très exactement à celui des dix fils de Haman.
Un autre condamné à mort, Herman Goering, se suicida dans sa prison avant qu’on puisse le pendre. Or, dans le récit de Pourim, selon le Midrach, la fille de Haman se suicida également, alors qu’elle venait par erreur d’humilier son père en public – précisons ici que Goering était un homosexuel notoire, ce qui rajoute évidemment au parallèle.
Le mode d’exécution fut la pendaison, comme pour les fils de Haman, alors que la mise à mort normale et attendue, pour des condamnés militaires, aurait du être la mort par fusillade.
Le jour de l’exécution était, en date hébraïque, le 21 Tichri 5707, soit dans le calendrier juif le jour de Hochanna Rabbah – qui est, selon la tradition, le jour où Dieu exécute le jugement de Yom Kippour !
Quant à l’année de 5707, elle est mentionnée dans la Meguilah en allusion. Trois lettres sont écrites dans une graphie plus petite, dans la liste des 10 fils de Haman : un Tav, un Chin, et un Zayin. Leur valeur numérique combinée est de 707, alors qu’un Vav (à la valeur numérique de 6), écrit en graphie agrandie, est là pour indiquer que l’événement se passera au cours du sixième millénaire – en d’autres termes, en 5707.
Clou du spectacle : le dernier condamné à mort, Julius Streicher, monta à l’échafaud en criant des mots incompréhensibles, car hors contexte : « Purimfest 1946 », ou en français : « fête de pourim 1946 » (anecdote rapportée par la revue Newsweek du 28 octobre 1946).
Fort de tous ces parallèles troublants, le professionnel du Kirouv conclura à ce que le verdict du procès de Nuremberg était prévu dans le récit de la Meguillat Esther. Les nazis ne sont-ils pas, en dernière analyse, les descendants spirituels de Haman l’Amalekite ? La Torah prédit ainsi le futur…
Cet argument, depuis sa découverte par le Rav Chaim Michael Dov Weissmandl (1903-1957), a été constamment réutilisé dans les séminaires de Kirouv (remarque : j’ai fait ici l’impasse sur quelques éléments mineurs de la présentation habituelle, pour des raisons de place). Mais est-il convaincant ?
Non.
Suivez le guide …
B) La réfutation.
Reprenons tous les éléments de la preuve, un par un, et examinons si réellement il existe un parallèle entre le récit de Pourim et le procès de Nuremberg.
a) le nombre de condamnés correspond-il ?
Non. En réalité, le nombre d’accusés au procès était de 24, bien plus donc que les 10 fils de Haman.
Tous ne furent d’ailleurs pas condamnés à mort : 8 durent s’acquitter de peines de prison, et 2 furent même acquittés ! Le nombre total de condamnations à mort s’éleva à 12, sur lesquelles 10 furent exécutées, un suicidé (Goering), et un absent (Martin Bormann, qui était déjà mort en 1945, bien que cela ne fut confirmé que bien plus tard).
Tous ces détails du procès de Nuremberg n’ont aucun parallèle dans le récit de Pourim.
b) Une mort par pendaison des condamnés nazis était-elle inhabituelle ?
Non. En réalité, ce point précis a été sujet à controverse en 1946, les nazis ayant demandé à être fusillés, eu égard à leur statut militaire. Le tribunal a fini par choisir d’administrer une mort par fusillade, après en avoir dûment délibéré, les crimes des nazis devant être considérés comme allant au-delà de crimes simplement militaires – ils s’étaient rendus coupables de crimes contre l’humanité et ne pouvaient être traités « que » comme des militaires (Taylor, The Anatomy of Nuremberg Trials, A Personal Memoir, 1992, pages 601-607).
La mort par pendaison était en fait la modalité la plus couramment pratiquée dans les peines capitales.
c) Les fils de Haman sont-ils mort pendus ?
Non. Voyez le verset dans Esther 9, 10 – ils furent tués par les Juifs lors du premier jour des combats.
Si leurs corps furent suspendus ensuite, selon les commentaires, c’était pour décourager les ennemis des Juifs.
Il n’y ainsi pas de correspondance entre la mise à mort des fils de Haman et celle des responsables allemands.
d) Existe-t-il une allusion à la date du procès de Nuremberg dans la Meguila ?
Hochannah Rabbah est bien un jour de jugement … mais pour ceux qui ne sont ni des Justes (Tsadikim), ni des Méchants (Recha’im), mais entre deux (Benonim).
Selon la Guemara (Roch Hachana 16b), le sort des personnes complètement justes, ou complètement mauvaises, est fixé définitivement à Roch Hachana déjà.
Pourquoi les nazis tomberaient-ils dans une autre catégorie que celle des Recha’im ?
e) Existe-t-il une allusion à l’année du procès de Nuremberg dans la Meguila?
Ceux qui suivent cette file depuis son début savent que nous n’avons, contrairement à ce qui est cru habituellement, pas conservé en notre possession le texte précis, à la lettre près, de la Torah.
Il n’est donc pas surprenant d’observer qu’il existe plusieurs traditions concurrentes quant à savoir quelles lettres, dans la liste des 10 fils de Haman, doivent être mentionnées en écriture plus petite.
C’est ainsi que le Tanakh, édition Soncino, contient une petite lettre supplémentaire, un Tav. La valeur numérique de cette lettre est de 400, ce qui rajouterait apparemment 400 ans pour la prédiction de la mort des dignitaires nazis.
Les Tanakhim, édition Kapach, quant à eux, omettent le petit Zayin (valeur numérique 7). Les nazis auraient ainsi du être mis à mort 7 ans auparavant.
Je suis convaincu qu’il existe encore bien d’autres versions, si l’on examine l’ensemble des manuscrits de la Meguila en notre possession.
Quelle version du texte est correcte ? Il est naturellement impossible de répondre à cette question. Mais ce qu’il est possible de conclure, en revanche, est que le texte utilisé dans les séminaires de Kirouv n’a aucune garantie d’authenticité, alors que toute la preuve repose justement sur son exactitude.
f) Existe-t-il une allusion au millénaire du procès de Nuremberg dans la Meguila?
Non. Un grand Vav (valeur numérique 6) ne signifie en aucun cas que l’événement se passera pendant le sixième millénaire.
Rappelons que, en règle générale, on indique la date juive sans mention du millénaire – 5768 est mentionné «תשסח», soit 768 seulement, par exemple. En effet, il est très souvent évident de savoir dans quel millénaire l’on est.
Les rares fois où cela est nécessaire de mentionner le millénaire, cela se fait de la manière suivante : « ה'תשסח », en ajoutant un Heh à la valeur numérique de 5.
Jamais personne n’a indiqué le sixième millénaire par un Vav. Si Dieu a voulu faire une allusion aux années 5000-5999, comme le prétendent les organisations de Kirouv, n'aurait-Il pas respecté les usages pour l’écriture de la date ?
(Une remarque en passant : notre usage de faire démarrer notre calendrier à la création du monde est relativement récente. Pendant la période du Deuxième Temple et jusqu’après la Guemara, on comptait selon le « Mynian Chtarot », soit depuis le début de la monarchie des Séleucides, en l’an 3448 de la Création.).
g) Est-il surprenant que Streicher ait crié « Pourim 1946 » ?
Non. Streicher était l’éditeur en chef de « der Stuermer », le journal de propagande nazi. En tant que tel, il était très au courant de la culture juive, et utilisait cette connaissance aux fins de sa propagande.
Vous pouvez lire ici des extraits du livre du fameux historien Saul Friedlaender « Nazi Germany and the Jews » :
http://menachemmendel.net/blog/2008/03/20/purim-der-sturmer-and-the-nazis/
Le point important, c’est que Pourim était une fête importante pour la propagande nazie. Dans leur vision distordue des choses, Pourim démontrait que les Juifs étaient cruels, cupides, avides de sang. En effet, le récit de la Meguila mentionne explicitement que les Juifs tuèrent des milliers de citoyens perses !
Pourim apparaissait, de manière répétitive, dans les films nazis tels « Der Ewige Jude » de Fritz Hippler, dans des caricatures diverses, etc. Voyez les images copiées sur le site web ci-dessus.
Pour Streicher, crier « Pourim 1946 » (soit dit en passant, ce ne furent pas ses derniers mots, contrairement à ce qui est parfois soutenu) n’avait rien de surprenant. Cela lui permettait de relier sa mort et la chute du régime nazi à ce qu’il percevait comme une longue tradition sanglante de vengeance des Juifs par rapport aux non Juifs.
C) Conclusion.
En conclusion, la preuve des professionnels du Kirouv ne tient absolument pas debout. En premier lieu, de nombreuses divergences existent entre le récit de Pourim et l’histoire du procès de Nuremberg, divergences qui sont purement et simplement passées à la trappe dans les présentations qui sont faites.
Mais surtout, même les parallèles qui sont fait se révèlent très souvent, en dernière analyse, fort peu convaincants. Ils sont soit erronés, soit biaisés, ou bien encore mieux compris dans un autre contexte.
Pour le reste, j’attends avec impatience la sortie du film « Pourim 1946 » … nous avons tous besoin d’un peu de divertissement de temps en temps !