Le problème de la compatibilité d’une activité profane avec l’étude de la Tora est devenu d’une brûlante actualité, et il existe plusieurs façons de le résoudre.
Pour répondre à cette question, je citerai un passage de la Guemara (Berakhoth 35b) : « Il a été enseigné dans une barayetha : Il est écrit d’une part : “Tu réuniras ton blé” (Devarim 11, 14), et d’autre part : “Ce livre de la Tora ne s’éloignera pas de ta bouche” (Josué 1, 8). Faut-il prendre cette injonction au pied de la lettre ?
L’xpression : “Tu réuniras ton blé” implique que tu dois associer l’étude [des paroles de la Tora] avec une activité terrestre. C’est ce qu’a enseigné rabbi Yichma’el.
Rabbi Chim‘on bar Yo‘haï a professé au contraire : Comment cela se peut-il ? Si un homme laboure à la saison des labours, s’il sème à la saison des semailles, s’il moissonne à la saison de la récolte, s’il bat [son blé] à la saison du battage, et s’il vanne à la saison du vannage, qu’adviendra-t-il de la Tora ?
A la vérité, a poursuivi rabbi Chim‘on bar Yo‘haï, lorsqu’Israël fait la volonté du Tout-Puissant, son travail est exécuté par d’autres, ainsi qu’il est écrit : “Les étrangers se tiendront là et paîtront vos troupeaux…” (Isaïe 61, 5). Tandis que, lorsqu’Israël ne fait pas la volonté du Tout-Puissant, son travail est exécuté par lui-même, ainsi qu’il est écrit : “Tu réuniras ton blé” (‘Hizqouni ad Devarim 11, 14) : Tu as alors le droit de te consacrer à ton travail.) Et en plus tu feras celui de ton ennemi, ainsi qu’il est écrit : “Tu seras au service de tes ennemis” (Devarim 28, 48).
Abbayei a enseigné : Beaucoup ont suivi l’opinion de rabbi Yichma’el, et ils s’en sont trouvés bien, et d’autres celle de rabbi Chim‘on bar Yo‘haï et ils ne s’en sont pas trouvés bien.
Rava a dit aux rabbanim : “Ne vous présentez pas devant moi pendant les mois de nissan (Rachi : époque de la moisson) et de tichri (Rachi : époque des vendanges et de la production de l’huile d’olives). Aussi n’aurez-vous pas d’inquiétude quant à votre alimentation de toute l’année !” »
Le monde juif religieux a tendance actuellement à se répartir entre les partisans de la thèse professée par rabbi Chim‘on bar Yo‘haï et ceux qui adhèrent à celle de rabbi Yichma’el. Mais on remarquera que le mot de la fin appartient dans ce débat à Abbayei et Rava, deux des plus éminents amoraïm. Ceux-ci s’accordent pour considérer que le comportement idéaliste, voire utopiste, préconisé par rabbi Chim‘on bar Yo‘haï n’est accessible qu’à quelques « happy few ». Quant aux autres, il convient qu’ils sachent mesurer, chacun à sa façon et selon ses facultés propres, la part respective à attribuer au travail et à l’étude de la Tora.
La traduction de l’expression dérekh érets par « activité terrestre » est correcte, mais il en est une autre. C’est celle proposée par le grand maître du judaïsme allemand, rav Samson Raphaël Hirsch. Selon celui-ci, cette expression doit s’entendre par « culture générale ». Un Juif a l’obligation de se familiariser avec la culture de son époque, et l’acquisition de connaissances en science, en histoire, en musique et en littérature ne peut que favoriser l’accès à la Tora. Mais ce dérekh érets doit toujours être apprécié par rapport à l’étude de celle-ci. Il faut, en d’autres termes, que la Tora constitue notre immuable système de référence, qu’elle mette en œuvre les lentilles au travers desquelles nous observons et interprétons le monde. Permettre à cette culture générale de prendre le dessus et de supplanter la Tora en tant que fondement de notre appréciation de la réalité ne peut que conduire à la ruine spirituelle.