Citation:
Lisant l'encyclopédie Judaïca je tombe avec surprise sur un minhag achkénaze ancien nommé : "Bitul Hatamid" " ikkuv ha-kériah" "ikkuv ha-téfila".
Si j'ai bien compris, il consiste pour une personne à interrompre la lecture de la Tora et/ou de la téfila pour protester d'une injustice. Parmi les dernières occurrences de ce minhag, l'encyclopédie signale, fin du 19ème siècle, les mères d'un milieu pauvre en Russie dont les fils étaient pris de force en tant que cantonistes.
Je comprends le principe mais je me dis qu'il y a un risque de perturbation générale de l'office.
Pouvez-vous en dire plus sur ce minhag, ses origines, sa régulation, existe-t-il encore, etc.
Effectivement, il y a même plus qu’un risque de perturbation, il y a perturbation tout court.
L’origine serait peut-être simplement un Minhag et non une Takana [-contrairement à ce que certains écrivent que c’est une Takana des Gueonim, et en tout cas ce n’est certainement pas une Takana de Rabénou Guershom comme l’a pourtant écrit
Rav Eisenstein dans
Otsar Dinim Ouminhaguim (p.321) et dans
Otsar Israel (VII, p.196), et le
Yessodei Yeshouroun (V, p.97) semble l’avoir suivi sans vérifier], ce Minhag correspondrait plus ou moins au droit de manifester (loi de 1935 en France).
Cela permettait à un individu qui s’estime lésé par un autre fidèle de la synagogue et qui n’arrive pas à obtenir qu’on s’intéresse à son cas, de se poster devant le Heikhal au moment de la sortie du Sefer Torah pour l’empêcher.
Le Minhag veut qu’il soit interdit de l’en déloger tant qu’un des responsables communautaires ne s’engage pas à regarder son dossier de plus près.
Je ne sais pas dans quelle mesure l’engagement du responsable communautaire était toujours de nature à rassurer le plaignant qui manifeste son mécontentement, j’imagine que ça ne devait pas être très convaincant.
Il semblerait que certains fauteurs de troubles aient ainsi réussi à annuler totalement la Kriat Hatorah du Shabbat matin, peut-être parce que le Tsibour s’impatientant aurait quitté la synagogue.
Nous en trouvons des traces dans le
Or Zaroua (II, Shabbat §45) qui relate l’effet d’un tel trublion dans une synagogue à Cologne un Shabbat parshat Emor, et finalement la Kria n’a pas eu lieu et le Rav (Rabbi Eliezer Bar Shimon) indiqua la semaine suivante de lire Emor et Behar (suivent des preuves que l’on ne doit pas sauter une péricope lorsqu’il n’a pas été possible de la lire). Voir encore
Leket Yosher (O’’H §54,2).
Il y a une Takana avec ‘Herem de Rabénou Guershom interdisant de mettre en pratique ce « Bitoul Hatamid » le jour du Shabbat, avant d’avoir au préalable tenté de le faire 3 fois en semaine (car il y a aussi un « blocage » de la Tfila, pas seulement de la Kriat Hatorah).
Le Shabbat ne doit pas être perturbé dans la mesure du possible.
C’est cité par le
Maharam de Rothenburg et rapporté par le
Beèr Hagola (Y’’D fin de §334), ainsi que le
Mishna Broura (§339, sk.11).
Voir encore
Shiltei Guiborim sur Rif Sanhédrin (9b).
Si les 3 fois en semaine se montrent inefficace, on pourra « bloquer » la prière du samedi matin.
Cette Takana de R. Guershom figure dans la liste des 82 Takanot qui lui sont attribuées dans un manuscrit intégralement cité dans l’
Encyclopédia Talmoudit (XVII, Nispa’h, §4,6 et §4,16, p.765 et 767).
Malgré tout, lorsqu’on autorise de le faire samedi matin -et c’est valable aussi pour Yom Tov- on n’autorise pas de bloquer l’office durant les Yamim Noraïm, ni non plus au mois de Nissan. Cf.
Mordekhaï (Baba Kama §149) et
Shout ‘Hatam Sofer (O’’H §81).
Concernant la manifestation pendant la Tfila de Sha’harit (lorsqu’elle vise à bloquer la Tfila et non la Kria), elle doit se faire avant le Kadish de Barekhou, pendant les Psoukei Dezimra par exemple.
C’est le sens de l’énigmatique Séif du
Shoul’han Aroukh (O’’H §57,2) : מקום שנהגו לצעוק על חבריהם בין קדיש וברכו ליוצר אור או לדבר בצרכי רבים טועים הם.
Voir encore
Meshiv Davar (II, §66) et Tshouvot Hagueonim Lyck (§9).
Tout cela se pratiquait à l’époque des Rishonim mais cette technique de protestation est tombée en désuétude depuis longtemps, on en retrouve quelques traces chez les A’haronim, il semblerait qu’elle ait été encore exceptionnellement mise en pratique au XXème siècle, et même jusqu’en 1961 où le
Steipler (Karyana Deïguerta I, §178) (j’ai vu que dans la nouvelle édition c’est
II, §326) en parle comme d’un Minhag à pratiquer en cas de besoin.
Mais de nos jours, on n’en entend plus parler (voir
Drashot El Ami I, daf 14a), si ce n’est un lointain « Zekher Ladavar », lorsque le rabbin de la synagogue fait interrompre (momentanément, pour quelques secondes) la Kriat Hatorah (ou la ‘Hazarat Hashats) afin de réclamer le silence.
(Hélas il y a encore des proclamations intempestives qui ont parfois lieu lors de la Kriat Hatorah, qu’Hashem nous épargne et nous sauve des Ma’hlokot.)