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Dans Meguila 25a (et 25b), on nous dit que certains passages de la Torah ne doivent pas être traduits en araméen, à cause de la mauvaise compréhension qu'en aurait certaines personnes. Par exemple, l'histoire de Reouven qui "dérange" le lit de son père (Sefer Bérechit 35,22). Or, comme vous le savez, il y a une mitsva de lire la traduction en araméen chaque semaine (Chnaim Mikra Véehad Targoum) comme on le voit dans Brakhot 8a (et 8b), mitsva qui incombe chaque homme. Ainsi, dans tous les cas, ces personnes vont lire le passage en question et vont surement mal l'interpréter. Quel est donc l'intérêt de ne pas faire la Targoum à la Kriat Hatorah ?
Vous posez une bonne question. Avant de tenter d’y répondre, je trouve nécessaire de vous féliciter.
Tout d’abord sachez que certains Rishonim ont compris qu’on ne traduira pas ces passages même lorsqu’on fait Shnaïm Mikra Veé’had Targoum, voyez
Tosfot R. Yehouda ‘Hassid (Brakhot 8b), ainsi que
Talmidei R. Yona (ad Rif Brakhot 4b).
D’après eux, vous n’avez plus de question.
Il faut aussi savoir que dans d’anciens ‘houmashim il n’y avait effectivement pas de Targoum sur ces Psoukim ! Cf.
Rabénou Yona (ad Rif Brakhot 4b) et
Tosfot R. Yehouda ‘Hassid (Brakhot 8b). On aurait été bien en mal de lire leur Targoum, qui n’aurait jamais existé.
Voir aussi le
Remakh (R. Moshé Hacohen de Lunel) dans ses
annotations sur le Rambam (Tfila XII,12) qui écrit qu’il n’existe pas de Targoum sur Birkat Cohanim (Psoukim qui font partie de la liste de la Mishna dans
Meguila 25a).
Le
Ralbag (Bamidbar 6,23) explique qu’en raison de la profondeur du sens de ces brakhot, Onkelous s’est abstenu de les traduire. La même idée se retrouve ultérieurement chez le
Troumat Hadeshen, tel que rapporté par son élève dans le
Leket Yosher (p.55).
Idem,
Shadal dans
Ohev Guer (Cracovie 1895, p.65), écrit que ces trois versets n’ont pas de Targoum שלושת הפסוקים האלה אין להם תרגום.
Pour le
Shibolei Haléket (§78), lorsqu’on dit qu’on ne traduit pas, ce n’est qu’en Tsibour, mais chacun seul peut traduire, sauf les psoukim de Birkat Cohanim.
La même idée se retrouve dans le
Sefer Haïtim (§169, p.249) au nom de
Rav Hay Gaon qui dit qu’on ne traduit pas Birkat Cohanim, même pour une lecture individuelle.
Rabbi Akiva Eiger (Droush Ve’hidoush ad Rif Brakhot 6b) indique, à propos de ce qu’écrivent les
Talmidei R. Yona qu’il n’y a pas de Targoum aux versets de Birkat Cohanim, que dans nos ‘Houmashim, il y a un Targoum.
Le
Shabbat Shel Mi (Yaakov Le’hok, Kountras Kashia Seifa §55, p.231) s’étonne lui aussi de ce qu’écrivent ces
Talmidei Rabénou Yona, car il y a bel et bien un Targoum aux versets de Birkat Cohanim. (Il a même pensé qu’il faudrait effacer ces quelques mots dans le commentaire de
R. Yona, mais n’a pas osé le faire.)
Le
Beit Halévy, dans ses notes sur le
Droush Ve’hidoush de
Rabbi Akiva Eiger (op cit) (imprimées dans Likout Tshouvot Ve’hidoushim Mérabénou Akiva Eiger, Bnei Brak 1968, §70) répond à la remarque de
Rabbi Akiva Eiger en rappelant que la Gmara
Sotah (32a) impose de dire la Birkat Cohanim impérativement en hébreu, dans les mots du ‘Houmash. Ainsi, il serait inopportun de traduire ces versets en disant, dans une autre langue, que les Cohanim doivent donner leur bénédiction par ces « mauvais mots ».
[L’argument n’est pas particulièrement convaincant, je comprends que
R. Akiva Eiger n’en ait pas tenu compte.
Lorsque l’on dit que la Birkat Cohanim doit être dite en hébreu, c’est uniquement lorsqu’on souhaite bénir en procédant à la Birkat Cohanim rituelle, il n’y a aucun problème à en lire la traduction.
Et par conséquent, même si le verset dit que la Brakha devra se constituer de « ces » mots (car on dit « Amor Lahem »), on est bien conscient qu’il s’agit d’une traduction des mots d’origine.
De toutes les prononciations de l’hébreu qui existent (Sfarade, Ashkenaze, italienne, yéménite, etc.), il y en a forcément qui ne sont pas d’origine, mais cela ne nous interdit pas de lire le ‘houmash en disant « Amor Lahem » et en citant les mots selon une prononciation qui n’est pas celle d’origine, et donc comparable à une traduction.]
Le
Shla (Massekhet Shabbat, Ner Mitsva, sv. Yesh) souligne lui aussi que dans nos ‘houmashim nous avons un Targoum de Birkat Cohanim et dit qu’il est possible qu’il ne soit pas « du Sinaï » (manière de dire qu’il aurait été ajouté ultérieurement par un imprimeur constatant qu’il manquait la traduction de ces trois versets). Le
Shla est cité dans le
Ma’hatsit Hashékel (o’’h §285, sk.2).
Le
Shla indique aussi, au nom du
Sidour de R. Hertz, qu’on l’appelle « Brakha Hameshouleshet » car en absence de Targoum on la lit trois fois, deux fois Mikra et une troisième à la place du Targoum (et ça n’aurait rien à voir avec le fait qu’elle soit composée de trois versets). Voir aussi
Maté Yehouda (Ayache) (o’’h §285, sk.1).
Dans les faits, le
Shla préconise de lire trois fois le Mikra, dans l’hypothèse où le Targoum que nous avons ne serait pas d’
Onkelous, et ensuite de lire le Targoum (donc une quatrième lecture) au cas où le Targoum serait réellement d’Onkelous mais qu’il fut perdu à l’époque des Rishonim puis ultérieurement retrouvé. [Cette dernière hypothèse est fort étrange, je trouve.]
Néanmoins, d’autres Rishonim, comme le
Méiri (Meguila 25), distinguent la lecture Betsibour où l’on ne traduira pas, de la lecture individuelle où l’on traduit.
Il semble que ce soit aussi l’opinion de
Rashi (Meguila 25a) qui écrit : «
Nikra : Beveit Haknesset ». Cette Halakha ne parlerait donc que des lectures publiques, mais chacun serait tenu de lire le Targoum individuellement lors du Shnaïm Mikra Veé’had Targoum.
Pour vous répondre d’après ces Rishonim et vous donner des pistes d’explication et de réflexion, je dirais qu’une lecture publique n’invite pas autant à l’approfondissement qu’une étude initiée par un individu isolé.
Celui qui écoute la lecture de la Parasha à la synagogue est en mode « passif » et écoute ce que le texte dit, ce n’est pas lui qui donne la cadence.
Si, dans ce contexte, il entend quelque chose d’étrange, il va la prendre pour telle et n’ira pas forcément chercher une explication.
Tandis que celui qui prend un ‘houmash pour lire la Parasha est dans une démarche personnelle, s’il trouve un élément choquant, il sera amené à vouloir trouver une réponse.
De plus, il y avait beaucoup de gens qui ne savaient pas lire, ils récitaient les prières par cœur, du moins ce qu’ils en savaient, c’est d’ailleurs l’origine de la Takana de la ‘Hazarat Hashats, justement pour acquitter ceux qui ne savaient pas lire. Ces gens, vous le devinez, ne lisaient pas Shnaïm Mikra. Mais ils écoutaient la Parasha lors de la Kria. On s’inquiète donc de la compréhension que pourraient avoir ces illettrés, tandis que ceux qui savent lire (et s’acquittent de Shnaïm Mikra) pourront, par eux-mêmes, se renseigner et approfondir le sujet qui les choque.
Aussi, voyez
Tosfot Meguila (25b sv. Maassé) qui dit, au nom du
Yeroushalmi, que l’humiliation d’un individu en présence d’un individu, ou celle d’un Tsibour en présence d’un Tsibour, n’est pas comparable à l’humiliation d’un individu en présence d’un Tsibour (il dit ça pour expliquer la différence dans la Mishna entre le premier et le deuxième Maassé Eguel ; dans le second, Aharon serait « humilié » en Tsibour par la lecture publique.)
Il en ressort que traduire le second Maassé Eguel à titre individuel, en étant seul avec un ‘houmash et donc pas dans le cadre d’une lecture publique, ne poserait pas problème.
Voyez encore le
Ne’hmad Lemaré (Yeroushalmi Meguila IV, 11, daf 218a https://hebrewbooks.org/pdfpager.aspx?req=7112&st=&pgnum=438 ).