Sans pouvoir me prononcer sur ce que ce Rav pensait dire, je dirai pour ma part que si cette comparaison était scandaleuse (ou sacrilège…), le reproche pourrait être avant tout adressé à Rabbi Klonymus Bar Yehouda qui a rédigée une Kina (lue annuellement le 9 Av dans les communautés ashkenazes, Kinot §25) dans laquelle il compare la destruction de la communauté de Mayence (détruite à la même époque que les communautés de Spire et de Worms –Kehilot Shoum- lors de la première Croisade en 1096) à celle du Beit Hamikdash :
כי שקולה הריגתם להתאבל ולהתעפרה כשריפת בית אלוקינו האולם והבירה
Il doit néanmoins y avoir une « sensibilité » proche de celle du Rav dont vous parlez, car je me souviens que lorsqu’il a été question de rédiger une Kina sur la Shoah, à réciter le 9 Av dans les synagogues, en mémoire des millions de juifs assassinés, certains rabbanim s’y étaient opposés en s’appuyant sur le ‘Hazon Ish qui aurait dit à ce sujet qu’on ne pouvait pas, de nos jours, établir une nouvelle Takana en l’absence de Sanhédrin.
Je reste très perplexe sur la formulation qui a certainement dû être déformée car nous voyons bien que des Rishonim ont institué des Kinot à lire le 9 Av, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ?
A moins que l’idée ‘ait été très mal transmise et que le ‘Hazon Ish ne s’inscrivait « que » dans la crainte du Rabbi de Klausenburg.
Ce dernier (lui-même rescapé des camps), écrit en 1976 (Shout Divrei Yatsiv, Likoutim Vehashmatot, §48) qu’il ne s’oppose pas à la rédaction d’une nouvelle Kina, mais qu’il n’arrive pas à se prononcer en sa faveur, car nous constatons que toutes les kinot ont été rédigées par les Gdolim des générations et que leur but n’est pas simplement d’éveiller une « tristesse matérielle », mais aussi spirituelle, ce que nous ne serons pas sûrs de pouvoir réaliser (de nos jours).
J’ai du mal à partager cette opinion, car je ne vois pas en quoi Rabbi E. Hakalir et Rabbi Yehouda Halévy (nommément cités par le rabbi de Klausenburg comme étant les Gdolim de leurs générations) étaient plus des Gdolei Hador que les Gdolim de notre génération qui ont soutenu ce projet.
Et à quelle date exactement doit-on fixer/imaginer le début de cette incapacité à éveiller la tristesse sur la perte de spirituel ?
Mais je ne sais pas si c’est bien à cela que le ‘Hazon Ish pensait lui aussi.
Il doit donc y avoir un élément qui m’échappe dans ce dossier, mais il faut savoir que de toute manière, cette position dite du ‘Hazon Ish n’est pas partagée par tous les poskim.
De nombreux Gdolei Israel américains de la Agoudat Israel aux Etats-Unis ont publié une lettre commune en 1984 pour soutenir l’initiative visant à instaurer une Kina sur la Shoah à lire le 9 Av à la synagogue.
Elle est signée par :
Rav Moshé Feinstein,
Rav Yaakov Kemenetsky,
Rav Israel Shapira (Rabbi de Bluzhov),
Rav Yaakov Its’hak Ruderman et
Rav Mordekhai Gifter.
D’autres rabbanim américains se sont aussi joints par la suite à cet appel, le Rav Shlomo Halberstam (rabbi de Bobov) et le Rav ‘Haim Meisels.
Ils avaient tous été devancés en cela par un autre Rav américain, le Rav Moshé Stern (de Debrecen, l’auteur du Shout Beèr Moshé).
D'autres rabbanim habitants d’Erets Israel se sont joints au groupe, Rabbi Yo’hanan Sofer (rabbi de Erloy) et Rav Shmouel Wozner (auteur du Shout Shevet Halévy), Rav Elyashiv, Rav Shlomo Zalman Auerbach, Rav ‘Haim Pin’has Scheinberg, le Rabbi de Novominsk et d’autres.
Parmi les rédacteurs de Kinot sur la Shoah, nous avons le Rav Weismandel, le Rav El’hanan Halpern de Londres, le Rav Rephaël Blum de Kashoy (=Kosice en Slovaquie), le Rav Shimon Schwab, le Rabbi de Bobov, le Rabbi de Erloy, le Rav Wozner…
Tous ces rabbanim n’étaient pas dérangés par le fait d’instituer une Kina et quand bien même dirions-nous que nous n’avons pas la possibilité d’établir une nouvelle Takana qui aurait force de loi, reste la possibilité de « proposer » la lecture d’une Kina, sans que cela ait un aspect contraignant et obligatoire.
Et même si certaines de ces Kinot mentionnent le nom de D.ieu (que l’on pourrait considérer comme une mention vaine), il faut souligner que les Zmirot de Shabbat le font tout autant, sans avoir été rédigées à l’époque du Temple.
[Selon Rabénou Manoa’h (ad Rambam hil. Brakhot I,15) le Gadol Hador de chaque génération peut même instaurer une nouvelle Brakha !]
Pour en revenir à votre question, la comparaison du drame de la Shoah à celui du ‘Horban Beit Hamikdash, nous trouvons dans la fameuse lettre co-signée par les 5 Gdolim américains une expression en ce sens :
לא היתה צרה כזאת לישראל מיום חורבן בית המקדש
Ils disent donc qu’il n’y a eu aucune catastrophe comparable à la Shoah depuis la destruction du Temple.
Voici déjà une similitude et une certaine comparaison des deux catastrophes. (remarquez le mot « depuis » et non « à part »)
Le Rabbi de Erloy aussi les compare en écrivant au sujet de la Shoah :
החורבן הגדול של בית ישראל שלא היה דוגמתו מעת חורבן בית מקדשינו
Voir aussi l'expression du rabbi de Bobov dans sa Kina sur la Shoah:
מיום גלינו מארצנו לא היה כזה כליון נורא
Mais le Rav Wozner va encore plus loin et ne se contente pas de comparer la Shoah au ‘Horban Beit Hamikdash, il écrit :
לא היתה שואה כזו מימות בריאת העולם
(il n’y a pas eu de telle destruction depuis la création du monde).
Il considère donc cette « destruction » encore plus massive/grave/etc. que celle de Jérusalem.
Il y a bien entendu différents aspects et il est impossible de « comparer » des catastrophes différentes (car il n'y a pas que le paramètre des pertes en vies humaines...), mais il en ressort en tout cas que la personne qui a essuyé un reproche de la part du Rav dont vous parlez a de nombreux Gdolim sur qui s’appuyer pour cette comparaison.
Si certains rabbanim sont « frileux » à ce sujet, ils ne peuvent pas imposer leur sentiment à d’autres.
Tous les rabbanim que j’ai cités insistent sur la nécessité de réciter une Kina sur la Shoah afin de maintenir le souvenir de cette catastrophe qui dépasse malheureusement les catastrophes de l’époque des Croisades sur lesquelles des Kinot ont pourtant été rédigées.
Le Rav Wozner se soucie de l’oubli des nouvelles générations qui n’ont pas connu la Shoah et qui ont du mal à croire ce qu’ils entendent, d’autant que « nos ennemis » tentent de nier et d’effacer le souvenir de la Shoah.
Il écrivait cela en 1984, à une époque où l’on voyait encore dans les synagogues des juifs rescapés d’Auschwitz mettre les tfilines sur leurs avant-bras tatoués d’une matricule par les nazis, mais de nos jours, en 2018 où les survivants des camps se font de plus en plus rares, la nécessité n’en est que plus impérieuse.
Aux Etats-Unis, généralement, on ajoute une kina sur la Shoah dans les synagogues.
En France, c’est beaucoup plus rare.
La seule synagogue d’Ile-de-France que je connaisse qui le fasse est la Rachi Shul.
(il y en a peut-être d'autres, mais je n'en suis pas au courant)
Personnellement, j'essaie de dire au moins une des Kinot sur la Shoah le jour de Tisha Beav.
J'ai depuis toujours été intéressé à savoir ce qu'il est advenu des Rabbanim, des Talmidei 'Hakhamim, des Kehilot et des yeshivot durant la guerre, une grande partie de ma famille a été assassinée par les nazis et mon propre père est rescapé des camps, forcément, ça favorise la curiosité et la recherche sur ce sujet (enfin, je suis aussi très curieux de lire ce qui a été écrit sur les autres malheurs d'Israel, les pogroms, les Gzeirot Tatnou, les Croisades suivantes, les Gzérot Ta'h-Tat... ה' ישמרנו ויצילנו מכל רע וינקום דם אבותינו מאומה הרשעה).
Mais j'imagine que celui qui n'a entendu parler de la Shoah qu'une fois à l'école (voire plus tard) et dont ni le père ni le grand-père ni aucun membre de la famille n'a d'histoires à raconter sur son périple durant cette guerre, ne doit pas éprouver -aujourd'hui en 2018- un grand intérêt pour savoir et se renseigner sur ce qui s'est passé sur terre de 1939 à 1945 pour le monde en général et le monde juif en particulier.