Vous me demandez si un marocain peut mélanger poisson et lait dans le même plat. Je ne sais pas trop quoi vous répondre.
Ce que je peux vous dire c’est que les Sfaradim ont globalement l’habitude de suivre le Rav Yossef Karo et comme il ressort de son Beth Yossef (Y’’D §87) que c’est prohibé, ils s’abstiennent de consommer poisson et lait/ou fromage.
(par contre, pour le beurre, beaucoup l’autorisent).
Adieu la pizza au fromage…
Ça c’est pour ce qui ressort de la Halakha, mais ce n’est pas si simple.
L’origine de cette « halakha », c’est le Beth Yossef (op cit) qui écrit sur les paroles du Tour (ad loc) [qui autorise (explicitement) de manger du poisson avec du lait] : « en tout cas, on ne mangera pas de poisson avec du lait, en raison du danger, comme mentionné dans Ora’h ‘Haim §173 ».
Le Rama dans son Darkei Moshé (Y’’D §87), ainsi que plusieurs des commentateurs du Tour et du Shoul’han Aroukh comme le Taz (Y’’D §87) , le Shakh (Y’’D §87), le Pri ‘Hadash (Y’’D §116), le Maguen Avraham (O’’H §173), le Prisha (Y’’D §87), ne comprennent pas les dires du Rav Yossef Karo et soutiennent qu’il a commis une erreur d’inattention en rédigeant ; en fait il souhaitait écrire « poisson et viande » et s’est trompé et a écrit « poisson et lait ».
D’aucuns (Beérot Hamayim §1 , Shout Beit David §33, Shout Ohel Its’hak daf 18c) récusent cette correction, arguant essentiellement que ça ne colle pas bien au contexte.
Cependant, il convient de souligner que le renvoi du Rav Yossef Karo lui-même, nous dirige vers ladite correction, puisqu’il écrivait « comme mentionné dans Ora’h ‘Haim §173 ». Or, dans Ora’h ‘Haim §173 il n’est pas question d’un problème concernant le poisson et le lait, mais bien le poisson et la viande.
C’est ce que soulignent les A’haronim cités plus haut, le Rama en tête.
De plus, il faut aussi faire remarquer que le rav Karo, lorsqu’il écrivit son Shoul’han Aroukh, ne mentionna aucunement cet interdit.
S’il ne s’agissait pas d’une erreur d’inattention dans son Beth Yossef, pourquoi ne pas reprendre ce point dans son Shoul’han Aroukh ?
Ou tout au moins, il serait licite d’en déduire que le rav Karo n’ait pas considéré cette conduite rigoureuse comme obligatoire, ni même comme digne de figurer dans son Shoul’han Aroukh…
Voilà pourquoi plusieurs Poskim se montrent indulgents et autorisent la consommation du poisson et du lait ensemble.
Par exemple:
le ‘Hida (Ma’hzik Brakha Y’’D §87, 4),
le Shout Ziv’hei Tsedek (III, §143),
le Shout Beer Sheva (§35)
et le Aroukh Hashoul’han (Y’’D §87, 15)(au moins pour le lait, mais pas forcément pour le fromage).
Puis, il y a eu des auteurs qui sont venus soutenir le Beth Yossef en indiquant qu’après s’être renseignés auprès de médecins, ils apprirent que le mélange « poisson-lait » est en effet très mauvais pour la santé.
Voir:
Shout ‘Hinoukh Beit Yehouda (§61) [cité par le Pit’hei Tshouva sk.9],
Shout Adnei Paz (§42),
Beit Le’hem Yehouda (Y’’D §87, 4) (cité aussi par le Yad Ephraïm)
et le Sheérit Yehouda cité par le Knesset Hagdola (Y’’D §87 hag. BY §19).
Le Yaabets (Mor Ouktsia §173) indique que nous trouvons déjà dans le Rabeinou Be’hayei (Shemot XXIII, 19) que le mélange « poisson-lait » est médicalement déconseillé.
(en fait il parle du mélange poisson-fromage… le Aroukh Hashoul’han (Y’’D §87, 15) l’a remarqué et distingue le lait du fromage. Pour le beurre, il y a beaucoup plus de Poskim qui mentionnent la différence et autorise le mélange poisson-beurre. Bien qu’il soit à base de lait, ça compte pour du beurre.)
Ce que dit le Sheérit Yehouda (et donc -par la même occasion-
ce que disent tous les autres aussi) a été contredit par le Pa’had Its’hak (Lampronti) (Erekh Bassar Vedaguim) qui tout en ayant été médecin et en ayant fréquenté des médecins toute sa vie, n’a jamais entendu pareille chose (il précise tout de même, qu’étant donné que c’est ce qui est écrit dans le Beit Yossef, il s’en abstient).
Puis de nouveau contredit par le ‘Hatam Sofer (Shout Y’’D §101) qui –sans être médecin- annonce sans ambages au sujet de ce danger médical que cite le Knesset Hagdola, que ce n’est pas Emet et que s’il y avait eu un quelconque danger dans la consommation de poisson et lait ensemble, le Rambam (qui était médecin) nous aurait mis en garde à ce sujet.
Je trouve l’objection du ‘Hatam Sofer faible, mais c’est justement cette faiblesse qui lui donne raison, ou plutôt qui donne tort aux défenseurs de l’interdit « poisson-lait ».
Je m’explique : L’argument du ‘Hatam Sofer n’est pas incontournable, nous savons que certaines choses peuvent évoluer avec le temps, avec le climat et avec l’alimentation, etc.
Ainsi, il n’est pas impossible qu’il y ait un danger de nos jours, alors qu’au XIIème siècle, en Egypte, il n’y en avait pas.
(Le ‘Hatam Sofer lui-même mentionne un peu plus haut dans le même Siman que la nature aurait changé sur un autre point … !)
Mais c’est justement cette objection à l’encontre du ‘Hatam Sofer qui constitue à mes yeux la plus puissante réfutation des partisans de l’interdit « poisson-lait ».
En effet, même si nous voulions nous entêter à refuser ce que disent les A’haronim [qui expliquent] que le Rav Karo a écrit cette phrase par inattention, nous dirions donc que le Rav Yossef Karo voulait bel et bien écrire que le mélange « poisson-lait » est dangereux pour la santé et donc interdit.
Etant donné que cet interdit/ ce danger ne figure pas dans le Talmud [et même –au contraire, il semble exclu de l’intégrer au Talmud ; voir ‘Houlin 111b et Psa’him 76b, preuves du Prisha et du Shakh (op cit) et une troisième preuve, moins solide, à partir de Moed Katan 11a, c’est la preuve du Segoulot Israel (Samekh §22)], il ne s’agirait de la part du Rav Karo que d’un conseil lié à une notion médicale, mais aucunement religieuse à sa base.
Donc puisque nous constatons –de nos jours, dans nos contrées- qu’il n’y a aucun danger dans ce type de mélange (que les Ashkenazim consomment sans se soucier du Beit Yossef), c’est que Nishtanou Hatvaïm, les choses ont évolué et il n’y a plus de danger.
Si ce din trouvait sa source dans la Gmara, on aurait encore pu se dire qu’il y a autre chose que le danger médical, il pourrait y avoir un danger « spirituel » associé, ou encore qu’il y ait à considérer le « Davar Shenéessar Beminian » (voir à ce sujet le shout ‘Hatam Sofer Y’’D §101).
Mais si la source ne provient pas des ‘Hazal, pourquoi s’en encombrer une fois que nous constatons l’inoffensivité du mariage poisson-lait ?
C’est en fait, l’argument avancé par le Kaf Ha’haim (O’’H §173, sk.3) et (Y’’D §87, sk.24) et par le Yad Yehouda (Landau) (Piroush Hakatsar §87, sk.6) –cité dans le Shmirat hagouf Vehanefesh (§II, 1, p.18).
En conclusion, les poskim des communautés Ashkenazes autorisent majoritairement le mélange poisson-lait , en suivant le Rama, le Shakh, le Taz, le Maguen Avraham, le Yad Ephraïm et tous les autres cités plus haut et encore d’autres comme le Pit’hei Tshouva (Y’’D §87, sk.9) et le Elia Raba (O’’H §173).
Toutefois chez les Sfaradim, nous trouvons beaucoup de ma’hmirim sur ce point, notamment Rabbi Abdallah Somekh (Ziv’hei Tsedek §87, sk.18) et le Ben Ish ‘Haï (II, Behaalotekha §15) et Shout Rav Pealim (II, Y’’D §10).
C’est aussi la conclusion du Atsei Haola (Y’’D §116, sk.6) –cité par le Shmirat hagouf Vehanefesh (§II, 1, p.18).
Idem pour Rav Ovadia Yossef (Ye’havei Daat VI, §48) [je n’ai pas encore eu l’occasion de lire sa Tshouva, j’ai lu sa conclusion car je me souvenais qu’il se montrait rigoureux sur ce point, c’est bien ce qu’il écrit : Assour.
Je vois qu’il cite plusieurs des sources indiquées plus haut et d’autres que je n’ai pas citées -et pas lues non plus- mais je pense qu’il doit bien y avoir quelques sources et/ou Svarot que je cite ici qui n’apparaissent pas dans sa réponse].
Voir aussi Hakashrout (Fuks) (§XVIII, 10, p.427) pour qui c’est autorisé pour les Ashkenazim et interdit pour les Sfaradim.
Donc, pour en revenir à votre question concernant les marocains, je n’ai pas connaissance d’un Minhag indulgent généralisé au Maroc pour cette halakha, néanmoins, j’ai en souvenir que Rabbi Shalom Messas (100% made in Morocco) autorisait –à l’encontre de Rav Ovadia Yossef, tout en soulignant que certaines communautés Sfarades ne suivaient pas le Rav Karo sur ce point.
Ne possédant -hélas- pas les Sfarim de Rav Messas, je ne suis pas en mesure de vous en indiquer la source, mais j’invite quiconque possédant ces sfarim à indiquer la référence, si elle existe bien.
Si je ne me trompe pas, les marocains auraient donc de quoi suivre la koula en suivant Rav Messas.
Je précise qu’à mon sens, il n’est pas nécessaire d’être marocain pour suivre Rav Messas plus que Rav Ovadia Yossef ; les arguments du Rav Messas ne se basent pas exclusivement sur un minhag marocain permissif.
Ceux que j’ai écrits plus haut devraient aussi permettre d’envisager la koula.
Mais je tiens à souligner une idée : Une personne qui se réclame toujours de Rav Ovadia Yossef « je suis sfarade, donc je suis l'opinion de rav Ovadia Yossef ! » et qui –comme par hasard- suit d’autres rabanim lors des très rares fois où Rav Ovadia Yossef se montre rigoureux (ma’hmir), devrait se demander si sa motivation est bien Leshem Shamayim ou si ses choix et réflexions sont dirigés par son ventre au lieu de sa tête.
Parfois, à l’idée de perdre sa pizza quatre fromages, l’homme pense par la panse…
Pensez-y avant de pencher pour une décision et veillez à garder une certaine cohérence dans le Psak Halakha.
Bizarrement, je connais beaucoup plus de sfaradim décidant la halakha à suivre au seul nom de Rav Ovadia Yossef, que de sfaradim qui s’abstiennent de manger de la pizza… C'est pourtant contradictoire.
PS: comme j'ai été bavard une nouvelle fois, je n'ai pas la force à présent de me relire. C'est dommage. Veuillez m'indiquer les éventuelles erreurs. Merci.