Il existe une abondante littérature sur la faute commise par Moïse, ayant consisté à frapper le rocher d’où devait jaillir l’eau au lieu de lui parler. Cette littérature a été admirablement résumée par le rabbin Elie MUNK (La voix de la Torah vol. IV, p. 199 et suiv.) :
Tous nos commentateurs se demandent quelle fut la faute de Moïse. La disproportion parait énorme entre l’erreur d’avoir frappé le rocher, au lieu de lui parler, et la sanction très grave prise contre Moïse. On lit en effet dans la Thora que c’est à cause de ce péché que Moïse et Aaron furent condamnés à mourir avant l’entrée dans le Pays : « Parce que vous avez désobéi à Ma parole lors de la querelle de la communauté, au lieu de Me sanctifier devant eux par les eaux » (Nbr. XXVII, 14); et, au sujet de la mort de Moïse, il est dit : « Parce que vous avez péché contre Moi au milieu des enfants d’Israël, près des eaux de Meriba à Qadech, dans le désert de Sin, en ne Me sanctifiant pas au milieu des enfants d’Israël » (Deut. XXXII, 48 à 51). Il arrive également que la faute de Moïse soit imputée aux enfants d’Israël : « Le Seigneur était irrité contre moi à cause de vous. » (Deut. III, 26). Dans les Psaumes, on explique plus clairement : « Ils suscitèrent le courroux divin aux eaux de Meriba, et il advint du mal à Moïse à cause d’eux ; car ils furent rebelles à l’esprit de Dieu et Ses lèvres prononcèrent l’arrêt » (106, 32 et 33).
C’est d’abord Maïmonide qui expose, au quatrième de ses Huit Chapitres, que Moïse avait péché en se laissant aller à la colère et en insultant Israël : « Ecoutez, ô rebelles ! » : Un homme tel que Moïse ne doit pas se laisser emporter par le courroux contre la communauté d’Israël ; chez un homme de cette qualité, cela frise la profanation du Saint Nom.
Mais Na’hmanide s’attaque vigoureusement à cette théorie : « L’une des réponses les plus satisfaisantes est celle de Rabbi ‘Hanan’el; selon lui, le péché se trouve dans l’expression : « nous allons vous faire jaillir de l’eau », alors que Moïse aurait dû déclarer : « l’Eternel vous fera jaillir de l’eau »; il se peut que le peuple attribué à la sagesse de Moïse et d’Aaron le pouvoir de faire couler de l’eau, ce qui justifierait le reproche : « Vous ne M’avez pas sanctifié au milieu des enfants d’Israël ».
Ibn Ezra et Albo expliquent que Moïse et Aaron avaient agi en fuyards en allant se réfugier devant la tente d’Assignation sans répondre ; ils ont péché par excès de modestie, en ne prenant aucune initiative. L’auteur de Akédat Yitz’hak, après avoir combattu opiniâtrement ce point de vue, déclare que personne, ni le plus juste, ni le plus grand des prophètes, ne peut se fonder sur son illumination pour décider lui-même, selon des données humaines, ce qui doit être fait; tous doivent s’incliner devant la volonté du Créateur.
‘Haïm ben Attar, après avoir cité « dix solutions » qui ne nous conduisent pas à la vérité, adopte finalement l’explication de Rachi :
« Les plus jeunes écoliers savent parfaitement que Moïse a commis une grave faute en frappant le rocher, alors que l’Eternel lui avait dit : “Parle au rocher”», et après avoir parlé à un autre rocher que celui qui lui avait été désigné; c’est en cela qu’il n’a pas sanctifié l’Eternel ». En dépit des attaques contre cette explication, Rabbi Samuel David Luzzato (Chedal), qui vécut au XIXe siècle, écrit qu’après quinze ans d’enseignement il a également adopté l’explication de Rachi.
Après avoir cité l’opinion de la Cabale au commentaire du verset 8, nous ajoutons ici l’avis de S.R. Hirsch, qui repose sur des midrachim analogues : « Il est pourtant possible de saisir le fond du problème, lorsqu’on songe au rôle que le miracle a joué durant l’histoire d’Israël dans le désert ; le miracle du désert a été en quelque sorte un apprentissage que Dieu a imposé au peuple pour bien le mettre en présence du fait divin. Mais cette période d’existence miraculeuse, pour importante, voire indispensable, qu’elle ait été, présentait cependant l’inconvénient d’impliquer un certain danger, consistant à empêcher l’éveil de toute la responsabilité consciente par laquelle le peuple allait devoir, lui-même, forger son destin. Israël ne devait pas s’installer dans ce régime de facilité ; il devait être informé que, maintenant, conscient de la protection de Dieu, il aurait à prendre toute sa part dans l’édification de son avenir, dirigé uniquement par l’idée que la parole divine lui avait communiquée. En d’autres termes, le bâton, symbole du miracle, doit maintenant faire place à la parole : et c’est là ce que Moïse n’a saisi qu’insuffisamment ; il était trop accoutumé à s’appuyer sur les interventions directes de Dieu, pour pouvoir être le chef du peuple à partir du moment où ces interventions devenaient extrêmement rares, et où l’esprit de décision du peuple et la connaissance de la volonté de Dieu, révélée, auraient à donner leur p1eine mesure. Il s’agit donc beaucoup moins d’une punition que d’une relève, à laquelle Moïse doit consentir : Moïse aura été l’homme de l’Egypte, de la Mer Rouge, du Sinaï, du désert, Josué sera celui de la conquête, l’homme politique. Et c’est exactement ainsi qu’il faut entendre le verset 12 du chap. XX, dans lequel Dieu reproche à Moïse de ne pas avoir su Le sanctifier à l’occasion de l’incident des eaux.
Cependant, une vue toute différente nous est offerte par le Midrach Tan’houma (Wayéchev 4) au sujet du Psaume LXVI, 5 : « Venez contempler les hauts faits de Dieu ! Redoutable est Son argument vis-à-vis de l’homme. » En voici quelques exemples :
1°) Dieu avait créé l’ange de la mort au début de la création du monde, et Adam seulement au sixième jour ; Dieu lui dit : « Si tu manges du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, tu mourras », mais l’ange de la mort avait déjà été créé, et, de toute façon, la mort planait donc sur l’homme ; l’ « argument» était d’avance inscrit dans les faits.
2°) Au retour des explorateurs, Dieu dit : « Jamais un seul de ces hommes, de cette génération mauvaise, ne verra l’heureux pays que. J’ai juré de donner à vos pères...» (Deut. 1, 35) : Moïse était donc compris dans le lot ; pourtant, Dieu n’avait-Il pas dit à Moïse dès le début de sa carrière qu’il ne conduirait pas lui-même les enfants d’Israël en Terre Promise ? (voir Rachi, Ex. IV, 13, VI, 1 et XV, 17).
Pourquoi alors utiliser sa défaillance aux eaux de Meriba comme « argument» pour le faire mourir en plein désert ?
Enfin, troisième exemple : les destinées mouvementées de Joseph et de sa famille, qui étaient de toutes façons nécessaires pour accomplir promesse de l’Eternel à Abraham : « Sache bien que ta descendance sera étrangère dans un pays qui ne sera pas le sien. » Voir encore Tan’houma (Chemoth. 14). Cf Rachi Nbr. XXVII, 14, où il semble que la contradiction entre Rachi et le midrach proposé soit insurmontable.
Toutefois, Dieu dit à Moïse, en guise de réconfort moral : « Cela rehausserait-il ta gloire de conduire une nouvelle génération dans le Pays après avoir fait sortir six myriades d’Egypte et les avoir enterrées dans le désert ? A présent les gens vont dire que cette génération du désert n’a pas part au monde futur ; reste donc auprès d’elle, pour pouvoir, après la résurrection, entrer avec elle en Terre Promise (Midrachim). Et, d’ailleurs, si Moïse était entré en Terre Promise, comment auraient pu avoir lieu la destruction du Temple et l’exil ? Moïse, l’ami fidèle et l’avocat d’Israël, aurait su le protéger de tous les malheurs ! (Zohar, Pin‘has 220). Mais l’heure viendra où Moïse fera son entrée, avec le prophète Elie, en Terre Promise, quand les temps seront accomplis ; ainsi avons-nous la certitude que Moïse reste, auprès de nous, notre libérateur pour les temps futurs (Deut. Rabba, III).