Le rabbin Elie MUNK propose, dans sa Voix de la Thora (Vol. 1, p. 433), une explication de l’attitude de Joseph :
IL LEUR PARLA DUREMENT. Trois motifs différents ont été invoqués par nos principaux exégètes pour expliquer la sévère attitude de justicier adoptée par Joseph à la première rencontre avec ses frères après une séparation de plus de vingt ans. Pour Nahmanide, ce fut le souvenir de ses rêves qui guida toute sa conduite, comme ceci ressort du verset 9 : Joseph se souvint de ses rêves etc., et il leur dit : Vous êtes des espions. Il n'avait jamais cessé de croire à ses rêves. Son destin exceptionnel, sa vente comme esclave, de même que son étonnante ascension, n'étaient-ils pas liés à des rêves ? Or, lorsque ses dix frères vinrent se prosterner devant lui, il comprit qu'aucun de ses rêves ne s'était encore réalisé, pas même le premier, qui comportait l'inclination des « onze gerbes» devant lui (37, 7). Aussi eut-il recours à un stratagème en vue de faire venir Benjamin, le onzième frère, en Egypte. Il savait que ce n'était pas en Canaan, mais seulement en Egypte, où il était vice-roi, que cette prosternation pouvait s'accomplir. Et plus tard, après l'exécution de son premier rêve, il se fit reconnaître pour pouvoir alors, par la venue de son père en Egypte, voir le second rêve se réaliser. Mais auparavant, il tenta de retenir Benjamin chez lui, grâce au procédé de « la coupe d'argent », car il craignait que ses frères ne lui fussent hostiles, comme ils l'avaient été à son égard, et ce ne fut qu'après avoir éprouvé leurs sentiments fraternels qu'il consentit à le laisser partir avec eux.
Don Isaac Abarbanel soulève cependant certaines objections contre cette interprétation. Il pense notamment que les rêves n'impliquaient pas une prosternation effective de ses frères, mais simplement un hommage rendu à la gloire et à la supériorité de Joseph. La conduite de Joseph s'explique selon lui par son désir de punir ses frères. Il leur applique le principe de midda kenégued midda, mesure pour mesure, en leur infligeant, comme eux l'avaient fait, des souffrances d'ordre moral plutôt que d'ordre physique. On comprend d'un point de vue psychologique le sentiment de Joseph. Pour pouvoir se réconcilier du fond du cœur avec ses frères, il fallait faire table rase du passé. Mais Joseph sentait qu'il ne pouvait pardonner aussi longtemps que ses frères n'avaient subi leur juste châtiment. Ne nous est-il pas enseigné que les « souffrances effacent les péchés» ? (Berakhoth 5 a). Telle semble être également la conception du Midrach Tan‘houma cité par Rachi : Joseph reconnut ses frères, c'est-à-dire qu'il les reconnut comme de véritables frères ; il voulait les accueillir aimablement et avoir pitié d'eux. Mais un ange intervint qui lui rappela la cruauté avec laquelle ils l'avaient traité en voulant le tuer. (C'est pourquoi le texte répète une seconde fois : il reconnut ses frères. Cette expression n'est plus collective, comme au verset précédent. Il ne put s'empêcher de se rappeler, la première émotion passée, la façon abominable dont chacun d'eux l'avait traité). Ce Midrach illustre le conflit qui se déroulait dans l'âme de Joseph, entre ses sentiments fraternels, d'une part, et l’obsession du souvenir qui le hantait pomme malgré lui (ou « imposée par un ange ») et qui le poussait à exiger le châtiment, d’autre part.
Mais Abarbanel admet également l’interprétation selon laquelle Joseph avait uniquement pour but de susciter en ses frères le remords et le repentir. Il avait à présent l’occasion de se venger ; mais il révéla sa grandeur d’âme en montrant aux hommes pour tous les temps une voie meilleure : il met ses frères à l’épreuve en refoulant ses sentiments naturels, jusqu’au moment où il s’est convaincu de leur vénération pour leur père, de leur amour pour Benjamin et de leur profonde contrition d’avoir agi criminellement à son égard. Mais alors, il leur accorde son pardon sans aucune réserve et avec son amour.