Hé bé, pour un « spécialiste » -et en plus un Soloveitchik, c’est décevant.
N’allez pas croire que j’aurais basé cette idée simplement sur le fait qu’il vivait en Champagne et encore moins sur la grande précision technique dont Rashi fait preuve en matière de viticulture.
Il est clair que Rashi était un grand curieux qui s’intéressait à beaucoup de choses et avait des connaissances assez précises dans énormément de corps de métiers.
Nous trouvons dans ses écrits -surtout dans ses commentaires sur le Talmud et sur la Bible, mais aussi un peu dans ses responsas- une grande quantité de détails techniques sur une multitude de sciences et métiers.
S’il fallait imaginer que Rashi les avait tous pratiqué, c’est qu’il n’aurait jamais tenu plus d’un an sans changer de profession.
Il nous parle de:
-métallurgie (shabbat 41b, 18a)(‘haguiga 13b)
-fabrique des pièces de monnaie (Baba Metsia 44b)(shabbat 103b)(Bereshit I, 27)
-verrerie (sanhedrin 91a)(le soufflage du verre -détail connu de nos jours grâce aux photos et aux livres illustrés, mais moins connu à son époque)
-construction navale (bra’hot 8a (triangle des bermudes ?))(Yeh’ezkel §XXVII, versets 3, 5, 9)(Mela’him I,§5, 23)
-taille de pierre (Iov XIX, 24)
-apiculture (Shoftim XIV, 9)
-Chasse d’oiseaux (tehilim 140, 6)(Amos III, 5)
-jardinage (Baba Metsia 106b)
-j’en passe et beaucoup, gastronomie, draperie, poterie, confection de vêtements…
Il parle aussi de guerre (shoftim VII, 19) (‘habakouk I, 10) (mela’him I §XXII, 34) (mela’him II, §XIX, 32) (Shmouel II, §I, 21)
Et de différentes sciences, comme:
-l’astronomie (rosh ashana 8b. il n’était pas un spécialiste, loin des rishonim espagnols, mais il avait quelques connaissances ce qui est rare pour son époque en France)
-grammaire : ses innombrables remarques de grammaire sur le ‘houmash et ailleurs sont connues, il a lu et cite les ma’hberot des grammairiens comme Dunash Ibn Labrat (Ktouvot 10b)(bamidbar XI, 8) et Mena’hem ben Sarouk (Sanhedrin 104a)(shemot III, 22), mais il ne pourrait pas se comparer au Ibn Ezra qui d’ailleurs lui reproche certaines choses en grammaire de manière très discrète.
-géométrie (Erouvin 14b, 21a, 23b, 43b)
-géodésie (Erouvin 23b, 56b, 57a)
-histoire -par l’étude de la Bible, mais il connaissait aussi la meguilat Taanit (taanit 17b) et le seder Olam (taanit 5b), il a aussi lu le Yossiphoun (un adapté de Flavius Josèphe) et le cite maintes fois (yoma 23a)(bra’hot 43a)(ye’hezkel XXVII, 17)
-Mathématiques et calcul.
Dans plusieurs endroits Rashi fait des calculs assez longs par méconnaissance de règles « modernes », mais il se débrouille comme il le pouvait et se débrouille bien.
Voir (shabbat 15a, un long calcul) (erouvin 23b)( et bcp d’autres)
-En médecine, il avait assurément des connaissances, mais je ne crois pas à ce qu’écrit le Shalshelet Akabala qu’il était médecin (rofé ouman).
Malgré cela, nous trouvons dans les écrits de Rashi des détails liés à la médecine, en anatomie (Nida 58a)(‘Houlin 46a), en physiologie /descriptions de maladies/ (vayikra XXVI, 16).
Il pourrait paraître aussi vétérinaire (shabbat 53b).
Mais en faire un médecin sans aucune source fiable m’a l’air impossible.
Le Shalshelet Akabala fait preuve d’une grande naïveté en reproduisant dans son livre toutes les rumeurs et « contes de grand-mère » qu’il a pu trouver, il mélange à souhait l’Histoire et les légendes, à la fin on ne sait plus ce qui peut être vrai dans son livre.
Ce n’est pas en vain que certains auteurs le surnomment Shalshelet Akzavim… (« la chaîne des mensonges », ou « les baratins enchaînés »)
D’autant plus que ce qu’écrit le Shalshelet Akabala sur Rashi est parfois étrange, il est sûr (p.22c) que Rashi était contemporain du Rambam (1135-1204) et le prouve du fait que le Raavad ne mentionne pas Rashi dans son Seder Akabala.
Une seconde preuve : Rashi dans son commentaire sur Divrei Ayamim II(XXXV, 25) mentionne : « les kinot que nous disons le 9 Av sur les pogroms de notre époque », or il ne fait pas de doute qu’il s’agît là des pogroms de 1140-1160 (selon une autre version 1140-1143).
Il amène encore d’autres preuves très faciles à réfuter.
Cette dernière preuve est quelque peu ridicule, d’une part car il y a eu des pogroms en 1096 (1ère croisade, du vivant de Rashi selon les dates admises) et surtout, car il est établi que le commentaire dit de Rashi sur Divrei Ayamim n’est pas de lui !
Il y a plusieurs preuves à cela.
Voyez ne serait-ce que ce qu’écrit le ‘Hida dans Shem Agdolim (I, lettre Shin §35, daf 90a), il y cite –entre autres preuves- le Seder Adorot qui écrit (daf 177) que Rashi est même cité par le commentateur de Divrei Ayamim !
Concernant le silence du Raavad sur Rashi, les a’haronim en parlent déjà, le Na’hal eden précise que ça ne peut en aucun cas être utilisé comme preuve dans ce sens puisque le seder Akabala cite[rait] de toute façon Rabbi Yaacov de Ramrupt (alias Rabenou Tam) qui était le petit-fils de Rashi.
(voir encore Ashlamat seder Akabala de rabbi Avraham de Torrutiel imprimé par Arkavy dans ‘Hadashim gam yeshanim II, 2 et la note de Arkavy à ce sujet –dans l’édition de Varsovie 1898, c’est page 284).
Les sources indiquant que Rashi vécut de 1040 à 1105 abondent, même si selon certaines sources, il aurait vécu 10 ans de plus.
Cependant, je souligne que Rabbi Shlomo di Oliveira dans son Darkei Noam (édition de 1688, p.46a) suit l’avis du Shalshelet Akabala sur ce point puisqu’il écrit que le Rambam était contemporain du Rabbi Klonymus cité dans Rashi (Betsa 24a) qui était vieux à l’époque de Rashi (cf Rashi betsa 24a).
Rashi avait encore beaucoup de connaissances en géographie et en langues de par ses voyages (qui forment la jeunesse, comme chacun sait) il est allé en Allemagne pour étudier (dans deux grandes yeshivot) (Ktouvot 77a)(shabbat 102a)(‘houlin 93b), voir aussi ce qu’il écrit (dans Baba kama 36b) concernant un endroit où l’on utilise le mot Dinar pour dire de l’or.
Le Meam Loez (préface) écrit qu’il fut un grand voyageur (et de mémoire le Shalshelet Akabala en dira autant – il est en tout cas cité dans le Seder Adorot (I, 99a) ) mais je n’y crois pas trop, et les multiples connaissances linguistiques que certains lui prêtent me semblent exagérées.
Oui, Rashi cite des mots persans et arabes, mais je ne crois pas qu’il parlait l’arabe, preuve en est, dans quelques endroits il amènent d’autres auteurs pour justifier une traduction d’un mot arabe .
Dans Shemot (XXVIII, 28) au nom de Dunash, dans Shmouel I (§XIV, 27) au nom de rabbi Nathan Ayishmaeli.
La même chose pour le persan, dans Dvarim (XXI, 14) au nom de Rabbi Moshé Adarshan.
Aussi, dans quelques endroits Rashi écrit qu’il lui semble que ce mot est en arabe… c’est qu’il n’en avait pas la certitude.
Pire encore, dans l’un de ces endroits (sanhedrin 82a), il écrit « il me semble que ce mot est arabe car tous leurs mots débutent par EL », ce qui en dit long sur ses connaissances en arabe.
(C’est comme si l’on disait que tous les mots en hébreu commence par la lettre Hé…)
Le latin n’a pas l’air son fort non plus [même si Victor Malka dans son livre Rachi (page 13) écrit qu’il le parlait probablement, je ne fais pas trop confiance aux auteurs qui inventent des idées en fonction de leur humeur lorsqu’il y a des moyens d’utiliser des preuves plus consistantes.
Ce même auteur (p.12) tend à dire que Rashi était vigneron justement parce que Rashi fait preuve de connaissances en la matière.
Mais il reconnait que ce n’est pas une « preuve catégorique ».
En fait, je crois que Malka décide que Rashi parlait le latin car c’est ce qu’écrit l’historien Isaac Baer et Malka le mentionne dans ce même livre plus loin (p.74).
De manière générale, malgré les fautes de frappe (p.50) ou d’orthographe (p.110), c’est un livre sympathique, mais qui comporte pas mal de confusions et d’erreurs].
Il arrive aussi à Rashi de citer un mot en russe (Dvarim III, 9) , mais il ne parle pas cette langue.
Pour l’allemand, nous avons une « ma’hloket » -si on peut appeler ça comme ça.
Beaucoup pensent qu’il le parlait parfaitement puisqu’il étudia en Allemagne, cependant Zunz (Zeitschrift für die Wissenschaft des Judenthums, Berlin 1822 traduction en hébreu par r. Shimshon Bloch de la partie sur Rashi imprimée en 1840 sous le titre Toldot Rashi, page 10b) pense qu’il ne connaissait pas bien l’allemand et appuie cette thèse par un indice très simple : Rashi ne cite que 14 mots en allemand dans ses écrits contre 10000 en français.
Je pense qu’il y a eu une erreur, car Rashi n’utilise pas 10000 mots français et même moins du tiers.
Pour ceux qui n’ont pas la force d’inventorier les gloses de Rashi, il suffit de se baser sur le livre du Rav Gukovitski « Targum Alaaz » (Londres 1992) qui en répertorie sous 2270 entrées.
[Rassurez-vous à son sujet, lui non plus ne les a pas compté, il a pu utiliser les ouvrages méconnus qui l’ont précédé, comme le Marpei Lashon (Odessa 1865) et d’autres.
En revanche, s’il semble aussi avoir utilisé les différents travaux de Darmesteter et autres linguistes du XIXème siècle, il ne semble pas avoir lu l’excellent Mavo de Reb Shlomo Buber sur le Sidour Rashi (§XIV).
Il existe aussi un ouvrage du précis et minutieux savant Moché Catane (alias Paul Klein) qui établit une liste des gloses de Rashi, « Otsar Aloazim » (Jérusalem 1990) mais cette liste ne portant que sur la Bible , n’est -par définition- pas exhaustive.]
Peut-être faut-il supposer une erreur entre Zwei et Zhen ?
R. SHimshon Bloch se serait trompé dans sa lecture du Zeitschrift für die Wissenschaft des Judenthums ?
Quoi qu’il en soit, je trouve cette preuve (de Zunz) peu convaincante dans la mesure où Rashi écrivait en France et pour les français, il est normal qu’il utilise essentiellement des mots français.
Rashi ne s’est probablement jamais douté que ses commentaires seraient étudiés en Russie, en Argentine, aux USA et en Australie, pour preuve, il lui arrive souvent de restreindre son commentaire à un seul mot et en français, c’est qu’il n’espérait pas être compris des petits italiens.
D’un autre côté, on ne peut accepter l’argument de sa période en Allemagne en Yeshiva pour prouver sa connaissance de l’allemand car à cette époque on parlait français à Worms et Mayence (les deux villes où Rashi a résidé).
En tout cas, Rashi connaissait l’hébreu, l’araméen (sous ses différentes formes, teinté de chaldéen comme dans le Talmud Bavli, plutôt tendance Syriaque –lashon soursi- dans le Talmud Yeroushalmi et les différents Targumim sur la Bible) et le français.
(Nous trouvons même dans les remarques grammaticales de Rashi qu’il lui arrive de comparer à la langue française –Shemot XV, 24).
Concernant ses connaissances en viticulture (somme toute, c’est là notre intérêt dans cette réponse), il est vrai que l’on retrouve Rashi qui parle comme un vigneron par endroits, il y a souvent des sujets lui permettant de parler de viticulture (Sefer Aora II, §55), (Bereshit XL, 10), (Baba Batra 19b) ce qui fait que beaucoup ont décidé qu’il était vigneron ou qu’il pratiquait le commerce du vin.
Mais il n’y a aucune preuve à partir de ces textes, comme le souligne très justement le Pr. R. ‘Haim Soloveitchik (cité par Reb Manès)et de nombreux autres.
Seulement j’écrivais malgré tout que Rashi était « certainement » du métier en me basant sur d’autres textes, comme le Sefer Aora (II, §108) où il est écrit que Rashi pratiquait une ‘houmra qui consiste à ne pas boire d’un vin de ses tonneaux destinés à être vendu à des non juifs dès qu’il a été déplacé dans ce but (מאחר שהיו מושכין מהחביות שלו למכור לגוי לא היה שותה ממנו)
Aussi Rashi écrit dans une de ses réponses ala’hiques qu’il ne dispose pas de beaucoup de temps car c’est la période des vendanges…
Je considère ces indices comme plus convaincants que de simples précisions sur les différents métiers.
Il semble bien que Rashi était vigneron et vendait ses tonneaux aux juifs comme aux non juifs.
Voilà pourquoi j’écrivais que Rashi pratiquait « certainement » le même métier que son petit-fils.
Je me rends compte que la majeure partie de ce que j’ai écrit n’est pas indispensable à ma réponse (alors que je suis en pleine période de vendanges et en retard dans mes réponses!), mais maintenant que c’est écrit je ne l’efface pas, au cas où ça intéresserait quelqu’un parmi les lecteurs.
Désolé pour ceux qui attendent encore, je n'ai plus le temps pour écrire davantage ce soir (pour preuve, les probables fautes dans ce texte que je n'ai pas le temps de relire), veuillez croire en l'expression de ma sincère volonté de vous répondre dans de brefs délais SDV.